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V

VIE DE DIONYSOS - SUR LES PAS DU DANSEUR - (5)

29 Septembre 2016, 03:57am

Publié par Pierre Kerroch

Cinquième article sur Dionysos. Après avoir présenté l'oeuvre d'Henri Jeanmaire (Dionysos - Histoire du Culte de Bacchus), de Marcel Detienne (Dionysos à Ciel Ouvert, Dionysos Mis à Mort), de Jean-Pierre Vernant (Rites de Passage et Transgressions), et de Maria Daraki (Dionysos et la Déesse Terre), cette série d'articles sur Dionysos continue avec une étude de Clara Acker, à travers son livre Dionysos en Transe : La Voix des Femmes (2002).

Quelle fut ma surprise quand j'ai découvert ce livre par hasard, et remarqué un commentaire de Françoise Bonardel sur la quatrième de couverture. Quand je suis allé la revoir pour une entrevue sur Nietzsche comme disciple de Dionysos, je n'ai pas manqué de lui en parler. En effet à l'origine de ce livre se trouve une thèse de doctorat soutenue à Paris IV le 24 juin 1999, devant un jury dont Françoise Bonardel faisait partie.

Maintenant que j'ai terminé l'article, qui a consisté pour moi à faire trois lectures d'affilée et une synthèse de chacune des 350 pages de ce livre, je peux m'exprimer brièvement dessus. J'ai cru d'abord que ce livre était ma nouvelle bible, il dépasse tous ceux que j'ai lus sur le sujet, et propose des perspectives vraiment novatrices et passionnantes. C'est un livre universitaire et érudit, avec plus de 1000 notes référencées en bas de page, et près de 30 pages de bibliographie.

Le dionysisme, à travers le ménadisme, enseigne une mystique du corps, élabore un art de la métamorphose, de l'unité avec la nature sous toutes ses formes, revendique une politique féministe, pacifiste, communautaire, écologiste bien avant l'heure, une sensibilité presque chamanique, mais surtout une magnifique source de spiritualité et de liberté pour les femmes, bien différente de tout ce qu'on connaît aujourd'hui.

Je crois personnellement qu'à travers cette mystique physique la femme est appelée à se reconnaitre comme une déesse, et à s'identifier avec la fertilité de la nature voire avec la créativité du cosmos. Il nous mène chacun à accepter l'étrangeté en nous, à intégrer l'étranger, à se plonger dans l'étrange, et l'ivresse de la surabondance de la vie, à travers la danse, le chant, la célébration, et toute expression exubérante et excessive de notre propre sentiment d'exister.

Mais laissons parler Clara Acker : "Dionysos offre ainsi aux femmes une initiation qui se présente comme une mystique du corps, sur laquelle viennent s'enraciner une éthique largement ouverte sur la vie, un droit naturel et une politique résolument actuels." L'auteure veut rendre clair le fait que la maternité envisagée par les bacchantes devrait embrasser toutes les formes de vie, et allait bien plus loin que ce dont la cité avait besoin : "la religion dionysiaque, loin de mieux intégrer chacun dans la Cité, était en fait bien plus fondatrice d'un contre-pouvoir, qui de plus se voulait universel." C'est ce qu'on va étudier ici avec cette auteure brillante qu'est Clara Acker, que je remercie au passage pour ce bijou d'ivresse et ce joyeux joyau, à travers le mythe, le rite, et le théâtre dionysiaques. Je vous souhaite une aussi bonne lecture que la mienne, surtout pour vous, mesdemoiselles !

MISE EN BOUCHE

Petit rappel qui servira plus tard : la bacchante est la suivante de Dionysos, le thiase est le groupe rituel de Dionysos, la mania est la folie qu'il inspire, le sparagmos est le démembrement d'une victime encore vivante, l'omophagie est la dévoration de sa chair crue et de son sang encore chaud.

Pratique féminine. La bacchante est la suivante de Dionysos donc, elle imite le comportement des nymphes mythiques qui furent ses nourrices, et le ménadisme est le nom du rituel qu'elles pratiquent. On peut estimer qu'il est présent à l'époque d'Homère et même avant et s'étend donc sur mille ans, jusqu'à l'époque romaine. On le retrouve en Ionie, en Béotie, en Attique. Le ménadisme se déroulait en dehors de la cité, en secret, et était presque exclusivement pratiqué par des femmes, "au coeur palpitant", en folie : elles dansent et entrent en extase avec la nature et le dieu. (p. 13)

Sans limites. Le ménadisme est un cas à part de la religion grecque : l'essentiel de la sagesse grecque est le respect des limites entre hommes et dieux, alors que la sagesse dionysiaque passe par la transe et la rencontre avec le dieu. On y pratique le sparagmos et l'omophagie, c'est-à-dire le déchirement vivant de la victime sacrifiée et l'ingestion de sa chair crue et de son sang chaud. (p. 14)

Orphisme. L'orphisme n'était pas une religion et divergeait du dionysisme en ceci qu'il éloignait les femmes du rituel et faisait le choix du végétarisme. Dans le mythe, Orphée finit d'ailleurs dépecé par les femmes thraces, suivantes de Dionysos. Il subit le démembrement que sa doctrine a voulu nier. (p.16)

Un dionysisme réformé. Il semble que Dionysos était incompatible au temps d'Homère avec la religion olympienne, mais il fut réintégré à l'Olympe à la période classique, en particulier au Vè siècle à Athènes, donnant par ailleurs naissance à la tragédie et à la comédie. Ceci est sans doute du à l'orphisme qui ré-adapta le dionysisme en proie au refoulement et au rejet de la part de la Cité grecque. L'orphisme serait donc un dionysisme réformé. (p. 17)

Mythe orphique. L'orphisme était une règle de vie fondée sur le meurtre du petit Dionysos par les Titans. Ils l'attirent avec des jouets, puis l'égorgent, le démembrent, le font bouillir et rôtir, le dévorent. Son coeur seul est récupéré par Athéna, confié à Zeus, qui le fait renaître et foudroie les Titans, réduits en cendres. L'humanité est alors née de la cendre des Titans, d'un meurtre odieux dont elle porte la trace. Cette souillure originelle peut être atténuée ou effacée par l'initiation orphique. D'abord parce que le corps - sêma - est pour eux le tombeau - sôma - de l'âme, et du même coup, on dévalorise la femme et la vie, et on considère la mort comme une libération. C'est une doctrine du salut et de la rédemption. (p. 17)

Orphisme VS dionysisme. Dans le mythe orphique ces deux pratiques sont donc absentes. Pas de sparagmos, de déchirement de la victime vivante : elle est d'abord tuée. Pas d'omophagie, manger la chair crue, car l'élément central du mythe est la cuisson de l'enfant. De plus, il n'y a pas de mania évoquée, pas de transe, ni de vin, ni de vigne. Grand écart donc entre mythe orphique et pratique dionysiaque. (p. 18)

Règne et hiérarchie. Rajoutons que par son végétarisme, l'orphisme, en plus de son idéal ascétique rationaliste et dualiste, établit une hiérarchie entre l'animal et le végétal, totalement étrangère à Dionysos qui participe des deux règnes. (p. 18)

Mariage et maternité. Dès le VIè siècle avant JC, avec les réformes de Solon et de Clisthène, qui distinguent les enfants légitimes des bâtards, le corps des femmes est assujetti à des desseins politiques. Clara Acker : "Or, Dionysos entretient un rapport étroit avec les femmes et avec leur corps ; l'initiation qu'il leur offre passe nécessairement par la danse ; son message est celui d'une mystique du corps, qui transforme le regard de l'intérieur." C'est vrai que la maternité est très présente dans le mythe de Dionysos : sa mère Sémélé meurt enceinte, son père Zeus l'enfante de sa cuisse, les Nymphes le nourrissent et sa compagne Ariane meurt elle aussi enceinte. (p. 19)

Vive la femme. La maternité est au centre de la spiritualité ménadique. Dans sa première épithète, Mainomenos, on retrouve quatre idées : celle de cycle lunaire, celle de transe, celle d'élan vital, et celle d'accouchement. Là où Hésiode fait de la femme l'origine de tous les vices et de tous les maux, Dionysos réintègre le féminin, le corps, le naturel, sans quoi il n'y a pas d'équilibre ou de plénitude possibles. (p. 20)

I - DIONYSOS ET LES FEMMES DANS LA MYTHOLOGIE

Clara Acker : "Dionysos est l'Autre au sens propre, insaisissable et séducteur, étranger de l'intérieur ; pour le comprendre, il faut d'abord l'accepter en nous-mêmes ; pour respecter l'étranger, il faut vivre nous-mêmes l'expérience de l'étrangeté." (p. 32)

NAISSANCE DE DIONYSOS

Libérateur du féminin. Dionysos a plusieurs mères selon les versions : Sémélé, Koré et Io. La filiation avec Koré semble relever de l'orphisme. L'évolution de la mythologie dionysiaque paraît obéir à des desseins et des nécessités idéologiques, historiques, politiques. Sémélé qui meurt enceinte et Dionysos enfanté par Zeus revient à une récupération des pouvoirs féminins au nom des pères. Dionysos paraît dangereux : enfant divin illégitime, il divinise sa mère, dévoile une sagesse féminine qui se passe de contrats et de rapports légitimes, sans pouvoir se passer de maternité. (p.35)

Mythe d'Io. Sa filiation avec Io est parlante. Selon Diodore de Sicile, Io est prêtresse d'Héra et se rend après un songe au lac de Lerne pour se donner à Zeus. Zeus est amoureux d'elle et la transforme en génisse blanche pour échapper à la jalousie d'Héra. Celle-ci demande qu'on lui offre la génisse et Io se retrouve captive d'Argos, le monstre aux cent yeux. Hermès la sauve mais Héra la rend folle en lui envoyant un taon. Elle erre jusqu'à l'Égypte et met au monde Epaphos (Dionysos), retrouve son ancienne forme et récupère son fils enlevé sur ordre d'Héra. Elle revient et règne alors en Égypte, adorée sous le nom d'Isis (alors qu'Hérodote identifie Dionysos à Osiris). Io, cette femme génisse dont le nom veut dire "lune" en argien, est à rapprocher de la génisse mère de la dynastie crétoise nommée Europe, et de Pasiphaé, mère d'Ariane et du Minotaure. Généalogiquement, elle est d'ailleurs l'ancêtre d'Europe, de Sémélé, de Pasiphaé et donc d'Ariane, des Proétides, des Danaïdes, d'Antigone et de Phèdre. Ici, elle réussit à accoucher du fils de Zeus, contrairement à Sémélé, et en tant que génisse, ce qui renforce l'identité taurine de Dionysos. (p. 36)

Métamorphoses animales. Il semble qu'Héra empêche les métamorphoses en animal que Zeus subit pour courtiser ses amantes. Dionysos aussi se métamorphose, en taureau, en bouc, en lion, et on connaît les satyres, les silènes, les pans, dans l'entourage du dieu. Sans doute est-ce une survivance d'une ancienne sensibilité religieuse, antérieure à l'ordre olympien. Car Dionysos, en plus de se métamorphoser en taureau, au lieu de se cacher sous ce déguisement, veut être reconnu comme tel. Il est connu dès l'âge du Bronze en Crète, tandis que le nom de sa mère Sémélé signifie "terre" en phrygien, aussi rapproché de leur déesse-mère Zémélo, ou autrement de Séléné, la lune, ce qui la rapproche d'Io. (p. 37)

La mort des déesses-mères. Le fait que Sémélé meurt foudroyée enceinte de 6 mois et que Zeus retire Dionysos de son sein pour le coudre dans sa cuisse et l'enfanter par la suite, témoigne sûrement de la mort des déesses-mères et du nouveau règne des dieux olympiens. Cette transition est illustrée par leurs noms : Sémélé, c'est la terre, la lune ; Zeus, c'est la lumière, le jour. Les grandes déesses mères de la nuit et de la lune sont détrônées par les dieux paternels de la lumière diurne.

Athéna et Dionysos. Et Sémélé étant d'abord une déesse phrygienne, devenue simple princesse mortelle dans le mythe grec, quoi de plus normal que de vouloir redevenir déesse en demandant à Zeus de se montrer à elle tel qu'il est? Elle meurt et c'est ainsi que Dionysos pourra naître par Zeus lui-même, et plus tard avoir le pouvoir de diviniser sa mère défunte en Thyoné, ancienne désignation donnée à la Terre, en tant que première ménade. Zeus y trouve également son compte parce qu'il s'approprie la maternité et son pouvoir sous-jacent. Il enfantera de même par la tête Athéna toute casquée et armée, mais après avoir avalé Métis enceinte de 9 mois, pour déjouer l'oracle lui ayant prédit qu'un enfant mâle le remplacerait sur son trône olympien. Le premier geste est motivé par l'amour, l'autre par la crainte. Athéna est très masculine tandis que Dionysos est efféminé jusque dans ses traits physiques. (p. 42)

Héra et Athéna. Le mariage étant symbolisé par Héra, c'est par son entremise que le pouvoir des femmes lié à l'accouchement est enlevé et donné aux hommes, dans le cas de Dionysos et Sémélé. Mais pour Métis et Athéna, elle est bien plus indulgente. Elle enfantera par la suite Héphaïstos seule, vu qu'elle est jalouse de Zeus qui a accouché seul, un pouvoir en plus quêté par les dieux et les déesses. La bonne mère chez les Grecs est la mère qui reproduit le père, ses traits et ses caractéristiques, simple nourrice donc, à qui l'enfant ne doit pas ressembler. C'est pour ça qu'Héra n'en veut pas à Athéna, image masculine de son père, alors qu'elle persécute Dionysos le féminin. (p. 44)

Héphaïstos et Héra. Héra enfante donc seule Héphaïstos, qui lui ressemble, mais qui boîte, alors elle le jette dans les flots pour le cacher (c'est Zeus qui le jette dans d'autres versions). Héphaïstos se venge en forgeant un trône d'or aux liens invisibles qui retient Héra. C'est finalement Dionysos qui va convaincre Héphaïstos de délivrer sa mère en l'enivrant. Il réconcilie le fils et sa mère, pourtant sa pire ennemie. (p. 45)

Mariage grecque. Héra est l'épouse, et la protectrice du mariage comme institution. On la voit parfois armée et guerrière car le mariage est une arme masculine, on a un fils légitime à qui donner le pouvoir, pour sceller la l'alliance entre deux maisons, les jeunes femmes n'ayant pas le droit de choisir leur prétendant. C'était un contrat scellé entre le père et le futur mari. À l'époque on était sûr de la maternité, mais pas de la paternité, alors on a créé le mariage, pour distinguer les fils légitimes des bâtards, selon la transmission patrilinéaire. La femme devenait épouse lorsqu'elle accouchait. L'enfant devait perpétuer la maison paternelle et restait chez son père en cas de dissolution du mariage. (p. 47)

Tirésias androgyne. On se souvient de Tirésias, qui a été une femme durant sept années, et qui connait les deux plaisirs sexuels, masculin et féminin. Zeus et Héra lui demandent qui éprouve le plus de plaisir entre l'homme et la femme. Tirésias répond que pour dix parts, la femme en a neuf et l'homme une seule. Héra est furieuse et le rend aveugle, Zeus lui donne le don de clairvoyance. La déesse protectrice du mariage a piqué une crise parce que Tirésias a révélé un énorme mystère qui n'aurait pas du l'être. Pourquoi? Justement parce que ce plaisir sexuel immense met en danger l'institution du mariage. Il n'y a pas de mot grec pour mariage, et Aristote parle d'un joug commun. (p. 48)

L'épouse et la mère. Héra est plus épouse que mère. Or Dionysos montre qu'on peut être mère sans être épouse, mourir tout en étant divinisée, comme il ramène sa mère de l'Hadès. Sémélé est morte pour son fils rendu immortel, Dionysos va dans le monde des morts pour sa mère rendue immortelle. (p. 49)

Première bacchante. C'est chez Nonnos de Panopolis qu'on voit Dionysos encore dans le ventre de sa mère, qui lui donne l'ivresse bachique, bondissant déjà dans son ventre, tandis qu'elle s'élance et danse dans les montagnes en simple tunique, qu'elle rend folles les femmes autour d'elle par la simple présence de l'enfant qu'elle porte en son sein. (p. 50)

DÉMÉTER, KORÉ ET LE MARIAGE MORTEL

Koré et Hadès. Les mythes de Dionysos et de Déméter sont étroitement liés. Déméter a pour fille Koré. Koré se fait enlever par Hadès le dieu des enfers, avec l'accord de Zeus son père, intermédiaire entre les deux époux de ce mariage forcé. Déméter désespère tant que la vie sur terre est menacée, et obtient de Zeus le retour de sa fille les deux tiers de l'années. L'autre tiers, elle trône avec Hadès dans les enfers, car elle aurait avalé un pépin de grenade, attribut d'Héra. (p. 51)

Dionysos démembré. Chez les orphiques, Dionysos est fils de Zeus et Perséphone. Héra, jalouse de l'union illégitime, ordonne aux titans de tuer le petit Dionysos. Il l'attirent avec des jouets, il est tué, dépecé, rôti, bouilli, dévoré. Rhéa, ou Déméter, le ramène à la vie. On dit aussi qu'Athéna sauve son coeur, le donne à Zeus qui le fait renaître. De son sang naît un grenadier. Les femmes croyaient que les pépins de grenade étaient issues du sang de ce Dionysos. Par le symbole de la grenade, Héra est donc à la fois à l'origine du meurtre de l'enfant illégitime, et du mariage forcé avec une divinité infernale. (p. 52)

Mariage à mort. L'orphisme, ce dionysisme réformé et civilisé, ascète et misogyne, aurait repris l'imagerie dionysiaque pour créer un mythe conforme aux exigences d'un nouveau pouvoir patrilinéaire. Par ces mythes, la femme est séparée de sa mère (Koré de Perséphone), soumise à l'homme infernal (Hadès), par l'entremise du père (Zeus) et de l'institution du mariage (Héra), tandis que l'enfant illégitime (Dionysos) est éliminé. Je pense que la mythologie est l'expression du climat émotionnel d'une époque. Ils ne sont pas forcément un reflet de la société, car ici c'est plutôt le ressenti des femmes qui est mis en image : la femme ressent le mariage forcé comme une mort (Koré trônant avec Hadès) et comme une frustration au niveau de la maternité, d'une rupture avec la vie (Déméter qui désespère). (p. 54)

Les deux initiations. L'initiation volontaire de Sémélé est liée à la grossesse et l'accouchement, tandis que l'initiation subie de Koré est en rapport avec le mariage. La première est naturelle, la seconde contractuelle. Par cette initiation les deux mères de Dionysos seront divinisées et changent de nom : Thyoné et Perséphone. Transition parmi d'autres : par exemple lorsque Déméter passe d'une déesse mère à une déesse de la terre, marquant la passage de la cueillette à l'agriculture, car c'est ici la terre labourée et cultivée par l'homme, semblable à la femme. (p. 55)

LA PREMIÈRE NOURRICE DE DIONYSOS : INO

La folie d'Ino. Ino est la tante maternelle et la première nourrice de Dionysos, elle convainc son mari Athamas de l'élever avec ses enfants Léarchos et Mélicerte. Sur les conseils d'Hermès elle l'habille en fille pour échapper à Héra. Celle-ci découvre la ruse et frappe de folie le couple : Ino jette son cadet dans un chaudron et Athamas tue l'autre en le prenant pour un cerf. Le cerf est consacré à Artémis et son enfant le faon est lié au rituel dionysiaque. Thétis aussi plongea ses enfants dans un chaudron pour savoir s'ils étaient immortels comme leur père Pélée. Une autre version rend Athamas fou tuant Léarchos, et fait plonger Ino dans la mer avec Mélicerte : elle devient alors une Néréide nommée Leukothée (déesse blanche) et avec son fils Palaemon elle secoure les marins et les guide dans la tempête. (p. 57)

Héraclès et Dionysos. Héraclès est une image inversée de Dionysos. Fils illégitime de Zeus lui aussi, son nom de naissance était Alcée ou Alcide comme son grand père. Héraclès est son nom mystique signifiant "la gloire d'Héra". Il ne sera jamais un dieu, et accèdera à l'immortalité par l'épouse officielle de son père. Il sera frappé de folie par Héra et tuera tous ses enfants. Héra atteint de folie ceux qui se chargent d'élever les enfants illégitimes de Zeus (Dionysos) et ces enfants illégitimes eux-mêmes (Héraclès). La folie culmine en meurtre des enfants mâles pour exterminer leur lignée. (p. 59)

La transition initiatique. Tous ces mythes ont en commun de remplacer une initiation féminine naturelle liée à la grossesse et à l'accouchement, pour une initiation subie par l'institution du mariage contractuel et forcé où l'enfantement est mis au service des hommes et de leur descendance. Cela en réglementant et en limitant le désir et la sexualité des femmes. Mais Dionysos divinise Sémélé et fait de Ino la mère de son neveu, il élargit les limites de la maternité. (p. 60)

LES NYMPHES : NOURRICES ET ACCOUCHEUSES

Naître par les Nymphes. Dionysos naît une première fois par sa mère Sémélé, une seconde fois par son père Zeus, puis une troisième fois par la grotte où les nymphes l'ont élevé. Parmi les nymphes, on a les Naïades, les Néréides, les Océanides proches de l'élément humide, et les Hadryades, les Pythiades, plus proches des arbres, comme dionysos qui est à la fois liquide (ex : vin) et végétal (ex : vigne). Les femmes étaient appelées nymphes de leurs noces à leur accouchement, couvant les fruits jusqu'à éclosion. Les nymphes connaissent la sexualité et s'occupent de la génération (Scholie à Platon), hantent les beaux bois, les sources des cours d'eau, le gazon des prairies (Homère), durent autant que les arbres, et Dionysos prodigue toutes les joies et fait pousser les vergers (Pindare), jardins symbolisant le sexe féminin, prairies fendues d'Aphrodite où naissent les enfants (Empédocle). (cf : Bosch) (p. 62)

La caverne de Nysa. C'est dans les grottes odorantes, humides et ruisselantes de Nysa qu'elles élèvent Dionysos. Les grottes aussi sont symbole du sexe féminin, matrice maternelle initiatique d'où l'on peut renaître régénéré. À Éleusis les initiés étaient enchaînés dans la grotte et devaient s'en échapper pour gagner la lumière, et selon certains Dionysos était le gardien et le libérateur de cet antre (Magnien). C'est dans cette caverne de Nysa que les nymphes initient Dionysos et le font naître une troisième fois. Après ça il parcourt les vallons boisés, couronné de lierre et de laurier, suivi par ses nymphes, tandis qu'une rumeur gagne l'immense forêt. La couronne est proche de la corne, symbole de pouvoir, de lumière, de rayonnement, et signe de libération (Plutarque). (p. 64)

Clara Acker : "Si le vin fut très tôt associé à Dionysos, c'est parce que le dieu était considéré comme le souverain et le principe de toute nature humide, à partir duquel toute chose prend son origine." Hérodote identifie Dionysos à Osiris, et Plutarque rapporte que les prêtres égyptiens considéraient Osiris comme l'origine de tout germe. Le vin est un liquide rouge et chaud analogue au sang, mis en rapport avec la consommation carnée et l'enthousiasme du délire divin. (p. 65)

Elle est Cybèle. Dans une version du mythe Héra rend fou Dionysos, qui finit par arriver en Phrygie et se fait accueillir et initier par Cybèle. Mère des Dieux ou Grande Mère régnant sur toute la nature, honorée sur les montagnes, on en a fait parfois un équivalent de Rhéa, d'autres fois une compagne ou amante d'Attis, couronnée de tours ou traînée sur un char ou accompagnée de lions, avec pour serviteurs les corybantes et courètes. Le lion est l'animal le plus souvent associé à Dionysos, qui partage des affinités avec la nature végétale, et la montagne est le lieu de célébration des bacchantes, tandis que le caractère orgiaque de leur culte les rapproche. (p. 65)

Rhéa et Zeus. Fille de Gaia et d'Ouranos, Rhéa règne sur le monde avec son époux Kronos. La Théogonie d'Hésiode leur donne six enfants : Hestia, Déméter, Héra, Hadès, Poséidon, Zeus le dernier. Informé par un oracle, Kronos dévore ses enfants à la naissance, car l'un d'eux doit le détrôner. Rhéa dissimule Zeus en donnant une pierre entourée de langes à son époux, alors tué par Zeus, qui sauve du même coup ses frères et soeurs. On se souvient que Zeus aussi avalera Métis et son enfant, et enfantera lui-même Athéna. (p. 66)

Celle qui coule. Plutarque identifie Dionysos à Osiris, et fait de ce dernier l'aîné de Rhéa. Selon Callimaque, Zeus naît à Parrhasie, près du Lycaion, d'où jaillit la source de la Néda, qui procure à l'aride Arcadie l'eau nécessaire aux soins de Rhéa. Gaia aide Rhéa à enfanter, fait jaillir de l'eau à ses cris de douleur. Rhéa peut signifier "jet liquide" ou "qui coule". Pausanias explique le nom du fleuve Lymax car les nymphes y ont jeté le placenta de Rhéa, de même pour le fleuve Lousios, d'où les nymphes lousiades, mais pour le premier bain de Zeus enfant. Elles secourent donc les femmes enceintes sans avoir accouché elles-mêmes. (p. 67)

Zeus et les Nymphes. Pausanias décrit un relief archaïque d'un autel du temple d'Athéna Aléa à Tétée représentant Rhéa et la nymphe Oïnoé qui tiennent l'enfant Zeus dans leurs bras, entourées de nymphes, dont Hagno et Oïnoé. En Arcadie, Hagno désigne une nymphe des sources qui fait pleuvoir en cas de sécheresse, à rapprocher de hagné, d'où dérive Ariane. Oïnoé semble nous renvoyer au vin, boisson dionysiaque par excellence. À Gortyne au VIIè siècle av. JC ce sont les nymphes Geraistiades qui éduquent Zeus, et aident aux naissances en Attique et en Arcadie. Les ménades, autant nourrices que mères, imitent les nymphes qui initièrent Dionysos. (p. 68)

Héra et les Eileithyies. Les femmes qui accompagnent Dionysos sont donc liées à la nature, la génération, la grossesse et l'accouchement. Héra s'en prend aux femmes illégitimes de Zeus à l'occasion de l'enfantement. Ses filles sont les Eileithyies, déesses des enfantement douloureux, fidèles servantes des courroux de leur mère. Alcmène, la mère d'Héraclès, et Léto, mère d'Apollon et Artémis, durent subir la rage de la déesse. Leto aura beau faire appel à toutes les déesses réunies, elle n'échappe pas à la colère d'Héra et les Eileithyies. Personne ne peut échapper à la toute-puissante loi du mariage institué. L'enfantement est une initiation, mais l'accouchement douloureux est est le signe de la colère d'Héra offensée, punition d'une sexualité hors mariage. (p. 70)

ARIANE ET DIONYSOS

Déesse aux serpents et femmes de Crète. Dans diverses représentations de l'art crétois, comme la déesse aux serpents (-1600), on retrouve des similitudes avec Ariane et les femmes dionysiaques en général. Par ailleurs, la double hache (labrys), qui donna son nom au labyrinthe, est le centre de la civilisation minoenne, omniprésente, et apparaît souvent fleurie sur les vases minoens, avec feuilles et corolles, prototype possible du thyrse dionysiaque porté par les ménades. Il est très probable que les femmes aient eu un statut élevé en Crète, et selon des représentations sur des fresques ou des bagues en or en provenance d'Isopata, on remarque des danses extatiques pratiquées par des femmes. Puis ce statut dépérit de l'époque minoenne à l'époque mycénienne, jusqu'à l'âge obscur. On se souvient alors des vers de la poétesse Sapphô : "Ainsi jadis d'un pied léger / Dansaient les filles de la Crète / Autour d'un autel bien-aimé / La musique animant la fête..." (p. 72)

Diwonuso et les nouveaux cycles. Les Grandes Mères de la religion naturiste crétoise assuraient la fertilité, la fécondité, la vie d'outre-tombe, et régnaient sur la nature sauvage ainsi que sur les champs et les prés, les demeures, les palais, les sépultures, surtout liées à l'arbre et à la plante sacrée, à la colonne et au pilier, dérivés de l'arbre, aux animaux comme les fauves et les serpents. Sur les tablettes du linéaire B des Achéens, écriture dérivée directement du linéaire A crétois, découvertes en 1900 et déchiffrées vers 1952, Dionysos est mentionné deux fois sous le nom de Diwonuso. Le taureau est l'animal sacré qui est le plus proche de lui, et l'aspect astral de cette religion parlait d'une rénovation cyclique du cosmos tous les neuf ans, à travers la réconciliation du soleil et de la lune, exprimée par des cérémonies ennéaétérides (cf Pierre Lévêque, Syncrétisme Créto-Mycénien). (p. 73)

L'ancêtre de la corrida. En Crète, dans les cours centrales des palais minoens, hommes et femmes saisissaient le taureau par les cornes, prenaient de l'élan et exécutaient un saut périlleux sur le dos de l'animal. Les spectateurs de ces acrobaties, placés sur des balustrades, étaient eux aussi des deux sexes. C'était un rite magique où, contrairement à la corrida, le taureau n'était ni tué, ni même tourmenté. Il s'agissait de montrer son courage et sa dextérité, et c'est l'humain ici qui prenait un risque. Le taureau étant symbole des forces fécondantes masculines, il est vraisemblable qu'il s'agissait d'un rite de fertilité. L'animal était d'ailleurs une figure de l'amant dans la Grèce classique, dionysiaque en cela qu'il s'oppose au mariage contractuel. Mais pas que. La petite plate-forme dans le coin nord-ouest de la cour du palais de Phaistos, qui servait peut-être de tremplin aux acrobates pour sauter sur le taureau, est décorée de dessins représentant un labyrinthe. (p. 74)

Dionysos le Minotaure. On a découvert un dionysos-minotaure, à tête de taureau donc, courant parmi les panthères sacrées du thiase. Selon certains Dionysos serait le Minotaure lui-même (Charles Picard), ou du moins cela est-il une hypothèse à retenir (Jane Harrison). On sait que Diodore de Sicile nous affirme que Dionysos est l'enfant de Io transformée en vache et de Zeus transformé en taureau, et qui prétend que sa filiation ultérieure à Sémélé serait due à Orphée. On pourrait donc identifier Dionysos, le taureau, et le Minotaure. Et le labyrinthe, symboliquement semblable à la caverne, dans lequel on avance et recule comme en une danse initiatique, jusqu'au centre sacré où se trouve le secret de la fécondité, mène lui aussi à une renaissance. (p. 75)

Dionysos à Kea. Sur l'île de Kea (Tzia), pont culturel des Cyclades entre Athènes et la Crète, sur la presqu'île d'Haghia Irini, dans l'adyton d'un temple dont l'activité ininterrompue va du 15è siècle av. JC jusqu'à à l'époque greco-romaine, on a retrouvé 20 statuettes en terre cuite représentant des femmes aux seins nus et aux jupes en forme de cloches (comme les dames crétoises), les bras pliés et les mains sur les hanches, évoquant une danse de prêtresses. De même sur plusieurs coupes aux alentours apparaissent des inscriptions prouvant que ce temple de Kia était un siège du culte dionysiaque. On peut y lire par exemple : "Anthippos de Iulis a prié et dédié cette kylix à Dionysos". On identifie d'ailleurs Kea à l'île de Dia, lieu des dernières péripéties d'Ariane, ce qui la lie à la grande déesse locale. Dionysos serait donc le parèdre de la grande déesse, et Ariane serait en rapport avec la danse initiatique qui permet de rencontrer le taureau (la fécondité) et de renaître du labyrinthe, comme lorsque Dédale lui construit un lieu à Knossos, sans doute similaire à une piste de danse ou à l'orchestra du théâtre grec. (p. 76)

ARIANE : ENTRE THÉSÉE ET LE MINOTAURE

Minos et Pasiphaé. Zeus se transforme en taureau blanc et se couche aux pieds d'Europe. La jeune fille est d'abord effrayée puis le caresse et monte sur son dos. Il se relève et s'élance vers la mer, Europe se cramponnant à ses cornes en forme de croissant de lune, jusqu'à ce qu'ils arrivent en Crète. Ils s'unissent près d'une source, et elle a trois enfants : Minos, Rhadamanthe, et Sarpédon. Elle épouse le prince régnant de l'île, Astérios, qui les adopte et en fait ses héritiers. Il meurt et Minos prétend à la légitimité du trône en se vantant que les dieux exauceraient toutes ses prières. Il dédie un autel à Poséidon, lui demande de faire sortir un animal de la mer pour le lui sacrifier, ce qui se produit. Minos devient le roi mais néglige sa promesse et conserve parmi ses troupeaux le noble animal, alors rendu furieux par le dieu qui se venge. Minos épouse Pasiphaé, et Poséidon rend Pasiphaé amoureuse du taureau. Elle demande à Dédale de construire une génisse, pour s'y glisser, et s'accoupler avec la bête. Son premier enfant sera donc illégitime : c'est le Minotaure. Ça nous rappelle aussi l'assimilation du taureau et de l'amant, car la force fécondante ne fait pas de distinction entre enfant naturel et enfant légitime. Dans Les Bacchantes d'Euripide Dionysos demande d'ailleurs de le voir comme un taureau. Pasiphaé est, d'autre part, magicienne : elle envoie à Minos une maladie qui fait concevoir des enfants monstrueux (ou des serpents et des scorpions), provoquant la mort des femmes enceintes. Elle est d'ailleurs la soeur de la grande sorcière Circé, qui guérira Minos par des racines qu'il boit par l'intermédiaire de Procris. (p. 78)

Ariane et Thésée. Pasiphaé, qui veut dire "celle qui est visible de tous", est à rapprocher de la lune, comme Europe et Io, qui prennent la forme d'une vache pour s'accoupler. L'union de la lune et du taureau est adultère mais féconde. Le Minotaure, hybride à corps d'homme et à tête de taureau, s'appelait Astérios, "l'étoilé", comme le père adoptif de Minos. Peut-être Pasiphaé voulait-elle rappeler au roi le geste de son père envers un fils adultérin et éveiller sa bienveillance. Minos lui construit un labyrinthe pour l'y cacher. Le nom de l'autre enfant de Pasiphaé, Ariane, dérive d'Ari-dela, la resplendissante, elle aussi évoquant la lune, cette lune qui danse autour du taureau, le labyrinthe évoquant la voûte céleste. Minos, après la mort de son fils Androgée, impose à Athènes un tribut annuel (ou tous les 3 ou 9 ans) de 14 jeunes gens, 7 filles et 7 garçons, qu'il donne en pâture au Minotaure (ça me rappelle les sacrifices des 14 autels à Athènes pour Dionysos). Thésée se fait recruter parmi le groupe de jeunes, mais veut tuer le Minotaure afin de ramener tout le monde sain et sauf. Ariane, la fille de Minos et de Pasiphaé, l'aidera à s'échapper du labyrinthe, grâce à un fil de laine. Le mythe crétois réunit donc la déesse de la végétation Ariane, le taureau astral et fécondant, un labyrinthe céleste ou utérin, et le chiffre 14 qui correspond à la moitié du cycle lunaire. (p. 79)

(Pages 80-81-83 Clara Acker se lance dans une enquête sur le symbolisme astrologique, à propos du taureau surtout, et comme l'astrologie ne m'intéresse pas, je vous y renvoie. Je retiens juste une chose que je cite : "Cette conception très particulière rappelle néanmoins une donnée astronomique : la lune atteint en effet sa puissance maximale lorsqu'elle traverse la constellation du Taureau.")

Avatars d'Ariane. Ariane est une ancienne déesse de la végétation ayant des rapports avec la lune et le mythe l'a transformée en une princesse mortelle. Elle est une cousine de Dionysos car sa grand-mère Europe est la soeur de Kadmos, père de Sémélé, grand-père de Dionysos. Ariane est une variante d'Ariagne à qui on attribut l'épithète de "pure", comme Aphrodite à Délos. Nom semblable à Hagno, la nymphe des sources nourrice de Zeus. Sur un vase conservé à Palerme est peint une femme appelée Ariagne, et à laquelle Hermès confie l'enfant Dionysos. Elle a donc des affinités avec les nymphes. (p. 82)

Thésée ou le triomphe athénien. Mais l'annexion d'Ariane par la mythologie athénienne peut s'expliquer par des motifs politiques. En effet Thésée unifie l'Attique et l'hégémonie athénienne. Il est le fils d'Aethra, prêtresse d'Athéna, et de Poséidon, né sur la route qui mène de la ville au port de Trézène. Il est comme destiné à réconcilier Athéna et Poséidon, qui ont été en conflit pour savoir qui serait la divinité protectrice d'Athènes. Plutarque fait de Thésée le fils d'Égée et sa famille paternelle remonte à Erechthée et aux premiers autochtones. Minos ayant réussi à imposer à Athènes le tribut des 14 jeunes gens pour réparer la mort de son fils, il faut pour Thésée imposer la suprématie d'Athènes en tuant le Minotaure, figure dionysiaque et création mythologique originale de la Crète. Thésée tuera d'ailleurs aussi le taureau blanc de Poséidon, le traînera dans les rues d'Athènes et le dédiera à Athéna (ou Apollon). Thésée tue le Minotaure : Athènes triomphe. Ariane impliquée dans le meurtre de celui-ci sonne comme une tentative pour les opposer, alors qu'elle est sa complice. Voilà peut-être pourquoi on l'a par la suite présentée comme l'épouse de Dionysos. (p. 83)

Ariane la magicienne et le taureau fécondant. Chez Hésiode Ariane est la femme de Dionysos et Zeus l'immortalise ; chez Ovide, elle monte aux cieux dans le char de Dionysos ; chez Diodore, il la conduit au sommet d'une montagne sur l'île de Naxos d'où ils disparaissent. Ariane tend un fil à Thésée pour qu'il sorte du labyrinthe comme un cordon ombilical pour sortir du ventre maternel à la lumière, ce qui souligne son rapport à la grossesse et à l'accouchement. Elle a le don magique de faire la transition entre la vie et la mort, c'est une prêtresse versée dans la magie. Il y avait donc, dans la Crète de l'époque archaïque, des danses extatiques dédiées à un dieu taureau de la fécondité. L'union entre la lune et le taureau a donné naissance à l'être hybride qu'est le Minotaure, autrement dit, Dionysos. Cette conception religieuse, celle de la femme-magicienne complice d'un taureau, qui sacralise la sexualité, est inadmissible pour la Grèce des cités. De ceci découle le taureau de Minos, son meurtre, et l'enlèvement d'Ariane par Thésée (qui a déjà enlevé Perséphone et Hélène). (p. 85)

Le sort d'Ariane. Dans un passage tardif post-hésiodique de l'Odyssée, Artémis tue Ariane sous l'impulsion de Dionysos. Selon Aristophane, Artémis retient Ariane sur l'île de Dia. Pour Apollodore elle est enlevée des bras de Thésée par Dionysos. Selon Philostrate Thésée l'abandonne à Dia après avoir réfléchi au scandale éclatant à son arrivée avec elle. Pour Apollonios de Rhodes Dionysos apparaît en songe à Thésée et l'oblige à lui rendre Ariane sous la menace. Pour Plutarque, Thésée l'abandonne et Ariane se pend. Pausanias rapporte que les prêtres de Dionysos à Athènes déclarent qu'Ariane, laissée seule sur le rivage, se lamente d'avoir aidé Thésée tout en quittant pour lui sa famille et sa patrie : Dionysos alors la secoure, l'épouse, lui pose la couronne de Thétis sur la tête, puis elle lui donne beaucoup d'enfants. Peut-être que toutes ces histoires reflètent le fait que s'unir avec Ariane revient à dominer la Crète. Plutarque rapporte enfin que pris par une violente tempête, Ariane enceinte ayant le mal de mer, Thésée finit par la laisser involontairement sur l'île de Chypre, se faisant emporter avec son bateau, et les femmes du pays la recueillent, jusqu'à ce que désespérée elle meurt sans pouvoir finalement accoucher, se faisant ensevelir : Thésée revenu, plein de chagrin de la nouvelle, donne une somme aux gens du pays pour faire des sacrifices à Ariane, érigeant deux statuettes en or et en bronze ; durant le sacrifice un jeune homme couché imite les cris et les mouvements des femmes en couche, et les habitants montrent le tombeau D'ariane-Aphrodite dans le bois sacré. Cette version nous montre une fois de plus que les femmes entourant Dionysos sont liées à la grossesse et l'accouchement. Ariane meurt enceinte comme Sémélé, que ce soit par étranglement ou par le biais d'Artémis, on est toujours dans la symbolique de la mort en couches. (p. 87)

Clara Acker : "Peut-on dire que sans Dionysos et la tutelle des Nymphes l'accouchement n'est pas possible? Il reste toutefois encore le sens initiatique de la mort unie à l'accouchement ; pour Ariane comme pour Sémélé, la grossesse paraît comme le chemin initiatique qui doit être couronné par l'accouchement. Nous remarquons qu'il s'agit de deux Ariane, dont la première est fêtée par des lamentations et des cris, et la deuxième par des jeux et de la joie. À la douleur de l'accouchement succède la joie de la naissance ; comme Sémélé qui est aussi Thyoné, comme Ino qui est aussi Leukothée, Ariane vient de subir l'épreuve initiatique de l'accouchement." (p. 88)

Ariane initiatrice. Donc : Dionysos peut être identifié au Minotaure crétois, Ariane et les Nymphes peuvent être rapprochées. Proches de la végétation et des sources, là où les nymphes aident à l'accouchement, Ariane détient le cordon ombilical magique qui fait sortir du labyrinthe-utérus, dans lequel on trouve les forces fécondantes du taureau dionysiaque. La mort du Minotaure est tributaire de l'idéologie athénienne dont Thésée est le défenseur. Puis la déesse égéenne Ariane est transformée en héroïne et meurt sans réussir à accoucher, privée du soutien des nymphes, peut-être à cause du meurtre du Minotaure. Mais, comme Sémélé, Ariane est rendue immortelle : alors la mort de la femme enceinte est une mort initiatique qui l'immortalise. (p. 89)

Clara Acker parle des femmes dionysiaques, et je trouve que cette description colle avec celle des sorcières du moyen-âge jusqu'à nos jours : "Mères spirituelles, magiciennes, nourrices, sages-femmes, toutes très proches des animaux, des plantes, des sources, ces figures féminines sont très attachées à la Nature. Nous voyons qu'elles sont impliquées non seulement dans l'accouchement, mais aussi dans une conception élargie de la maternité, indifférente à la légitimité des enfants dont elles s'occupent. Alors que le moment de l'accouchement est souvent l'occasion pour la déesse du mariage de rendre terribles les souffrances des femmes, les Nymphes, quant à elles, les aident à la délivrance. L'archéologie nous aura permis de rapprocher le dieu taureau de la déesse égéenne et de les mettre tous deux en relation avec la danse initiatique. Nous avons aussi rendu compte, grâce au mythe du Minotaure, de l'aspect taurin de Dionysos lié fort probablement à des spéculations astrologiques et qui dut subir une certaine répression idéologique, symbolisée par le fait que le Minotaure est tué par l'auteur de l'hégémonie athénienne en personne. S'il faut penser au labyrinthe comme à un lieu de renaissance à l'intérieur duquel l'animalité taurine et dionysiaque représente les forces fécondantes, alors la symbolique sexuelle orientée vers la conception d'un nouvel être devient évidente. Le taureau est dans l'utérus, l'acte sexuel est permanent à l'intérieur du labyrinthe, et en sortir est le signe d'une naissance ou d'une renaissance initiatique. La danse des femmes ou le fil d'Ariane, que nous avons rapproché du cordon ombilical, est ce qui semble permettre l'entrée et la sortie du labyrinthe. Ainsi la symbolique initiatique concernant Dionysos repose sur le modèle féminin et la grossesse et de l'accouchement. // Les mythes de la mort d'Ariane renvoient clairement à l'accouchement, comme le mythe de la mort de Sémélé. Le fait qu'Ariane soit immortalisée, comme Sémélé, est venu renforcer notre interprétation selon laquelle, pour les femmes, l'accouchement est une mort proprement initiatique." (p. 90)

LE REFUS DE LA MANIA PAR LES HOMMES

Mort de Lycurgue. Dans l'Iliade Lycurgue est le fils de Dryas, et chasse Dionysos enfant qui débarque dans son pays avec ses nourrices. Le petit plonge dans la mer, ce qui nous rappelle Ino et son fils Mélicerte. Zeus venge son fils et rend aveugle Lycurgue. Chez Eschyle, Dionysos est adulte, et Lycurgue, roi des Edoniens en Thrace, capture des bacchantes et des satyres de son cortège, l'obligeant à plonger dans la mer auprès de Thétis. Comme dans la pièce d'Euripide, les bacchantes sont miraculeusement délivrées et Lycurgue est frappé de folie : il prend son fils pour un pied de vigne et le tue à la hache, se coupe une jambe, et ampute son fils du nez, des oreilles et des doigts. La terre est frappée de stérilité et un oracle révèle aux habitants du pays que le seul moyen de retrouver la fertilité est d'écarteler leur roi, ce qui est fait sur le Mont Pangée où quatre chevaux le mettent en pièces. Dionysos se venge en éliminant la descendance mâle légitime de ceux qui non seulement ne le reconnaissent pas, mais le persécutent. (p. 92)

Apis et Dionysos. On songe à Apis, ce taureau né d'une vache stérile fécondée par un rayon de lune. Cambyse, le roi de Perse, blesse l'animal à la cuisse en le tuant, puis est pris de folie, tue son frère et sa soeur, qui était aussi sa femme enceinte. Par la suite il se blesse à la cuisse avec son épée en montant à cheval. On sait que Dionysos porte à Argos l'épithète "né d'une vache" (bougénès), ou naît "encorné comme un taureau" dans Les Bacchantes. Né d'un éclair, Apis est agressé et tué par un roi qui devient fou et tue son enfant, comme Lycurgue. La cuisse blessée est le lieu matriciel des hommes, comme pour Zeus (cf : Mat du Tarot). La mania de vengeance, subie, n'est pas la mania des bacchantes, recherchée. Clara Acker : "Cette folie meurtrière et suicidaire de la lignée est la folie de ceux qui ne reconnaissent pas en eux la part étrange, leur part féminine." (p. 93)

Mort d'Orphée misogyne. Quant à lui, Orphée n'est pas écartelé par des chevaux, mais par les suivantes de Dionysos. Dans Les Bassarides d'Eschyle, il les lance contre Orphée car celui-ci délaisse son culte pour celui du soleil. Autre cause : après la mort d'Euridice, Orphée méprise les femmes et l'amour, ou refuse de les inviter à ses mystères. Chez Eratosthène, ce sont les Bassarides qui déchirent Orphée pour le punir de son adoration envers Hélios Apollon. Chez Pausanias, Orphée est devenu misogyne après la perte d'Eurydice et détourne des femmes thraces leurs maris, alors elles le mettent en pièces. La misogynie est une cause suffisante de vengeance, d'autant que la femme d'orphée était une dryade de Thrace, une nymphe du chêne au caractère sauvage. Voulant la ramener des enfers, Orphée fait preuve de négligence en se retournant pour la regarder, seule chose qui lui était défendue pour ramener son épouse à la vie. D'Orphée, comme pour Penthée, il n'en restera que la tête. (p. 94)

Les deux folies. Dans Les Bacchantes d'Euripide, Dionysos arrive à Thèbes, que son grand père Kadmos a fondée, et que Penthée gouverne. Mais les soeurs de Sémélé ne le reconnaissent pas, et toutes les femmes de la ville quittent leurs métiers à tisser pour aller faire les bacchantes dans les montagnes, pareil pour le vieux Kadmos et le devin Tirésias qui s'y rendent à pied. Penthée enferme quelques bacchantes, insulte le dieu et refuse de le reconnaître alors que Dionysos est devant lui. Le roi finira démembré par sa propre mère Agavé, qui ramène sa tête au palais, croyant tenir en trophée celle d'un lion chassé. La folie qu'on accepte est bonne et celle qu'on refuse est terrible. (p. 95)

Petit descriptif de cet épisode par Philostrate : "Même les événements du Cithéron sont représentés : le choeur des Bacchantes, les pierres couvertes de vin et le nectar dégoulinant des grappes, la terre qui mouille les mottes comme avec du lait. Vois le lierre qui rampe, les serpents dressés, et les tiges de thyrse laissant couler le miel. Et voici le sapin à terre, oeuvre gigantesque des femmes sous l'emprise de Dionysos : il est tombé, entraînant Penthée dans sa chute, par le fait des Bacchantes qui le prennent pour un lion. Les voilà qui déchirent leur proie : ce sont sa mère et les soeurs de sa mère. Les unes arrachent ses mains, elle traîne son fils par les cheveux. On dirait qu'elles poussent un cri rituel, leur évohé haletant." (p. 96)

D'abord, ce sont toujours des hommes, des garçons, et du bétail mâle qui subissent le démembrement (sparagmos). Ensuite, il n'y a jamais d'omophagie. C'est le refus de l'étrangeté, de l'expérience sur un mode féminin, qui est puni, c'est l'engagement univoque envers des valeurs d'inspiration masculine, qui implique non seulement la répression des femmes mais aussi la fragmentation de la psyché humaine, qui refoule ainsi toute une gamme d'expériences et d'émotions humaines. (p. 97)

LE CAS DES PROÉTIDES

La folie hératique. Il y a plusieurs versions qui nous content la légende des Proétides. Elles sont les filles de Proétos, roi de Tirynthe, et de Sthénébée, déesse lune à l'aspect de vache, identifiable à Io. Chez Apollodore, il est dit qu'Hésiode en fait des filles rendues folles parce qu'arrivée à la puberté elles n'ont pas accueilli les initiations de Dionysos. Mais Hésiode lui-même raconte qu'Héra les frappe de folie à cause de leur indulgence excessive dans les affaires amoureuses. Selon Acousilaos, elles auraient négligé la statue (xoanon) d'Héra, et pour Bacchylide elles auraient osé comparer les richesses de leur père à celle que la déesse possédait dans son temple. Par manque de respect elles sont donc frappées de folie et condamnées à l'errance, deux éléments toujours associés, par exemple nues et affolées d'amour par Aphrodite, comme Io persécutée par le taon d'Héra. Cette mania les rapproche des bacchantes et donne naissance à la légende selon laquelle c'est Dionysos qui les rend folles. (p. 98)

L'horreur du vin. Bacchylide dit que c'est Artémis qui convainc Héra de rendre la raison aux Proétides, elle les baigne alors dans le fleuve Lousios, et chez Callimaque leur père Proétos est si content qu'il érige un temple pour Artémis Korie pour avoir ramené ses filles de leur course errante, et pour Artémis Hemere pour avoir écarté le sauvage du coeur de ses filles. D'après Vitruve elles sont baignées dans une source qui procure l'horreur du vin, équivalent d'un rejet de Dionysos ou d'un début de grossesse : on retrouve cet élément dans les textes hippocratiques où il est dit qu'au début de la grossesse les femmes éprouvent un dégoût du vin. (p. 99)

Mélampous et le mariage forcé. D'après Apollodore, les filles de Proétos sont guéries par le devin Mélampous, cher à Apollon (Hésiode) et opposant au culte bachique (Nonnos), précurseur de l'orphisme (Louis Gernet, Le Génie Grec), il demande un tiers du royaume au roi, qui refuse son offre et, la mania de ses filles s'intensifiant, Mélampous surenchérit et demande deux tiers du royaume : Proétos finit par accepter. Accompagné de jeunes gens, le devin poursuit les jeunes filles dans la montagne, à grands cris avec danses violentes, et l'aînée meurt d'épuisement, tandis que les deux autres sont purifiées par des herbes mêlées à l'eau d'une source où elles venaient boire et épousent Mélampous et son frère Bias. Avec Artémis tout se passait en douceur, rien n'est demandé en échange, et avec Mélampous une finit morte et les deux autres enceintes et mariées, les deux tiers du royaume de Proétos servant de paiement. C'est Héra qui leur fait subir la folie et l'errance, qui ne trouve sa solution que dans le mariage ou la mort. Un festival est commémoré en Argos, en souvenir d'une des filles de Proétos, sûrement Iphinoé, la seule des Proétides qui échappe au mariage. (p. 100)

Artémis VS Mélampous. Clara Acker : "Si nous récapitulons, la figure d'Artémis paraît pouvoir calmer la mania sans recours ni à la violence, ni au mariage, or Artémis est la déesse à qui s'adressent les femmes en couches. Dans cette version, on finit par penser que la mania des Proétides est guérissable par un bain qui peut être rapproché de la grossesse, alors que dans la version aménagée par l'orphisme, la guérison de la mania passe par la mort et par le mariage. Ainsi la façon de guérir la mania implique toute une conception de la femme et de sa place dans la Cité." (p. 101)

LES MINYADES ET LE TISSAGE

La folie punitive. Les Proétides étaient des jeunes filles comparables à des ménades qui subissent la vengeance d'Héra à travers une folie qui ne peut se résoudre qu'en mariage ou en mort. Les Minyades, filles du roi Minyas qui règne sur Orchomène, sont des mères et des épouses qui tiennent à leur mari et au métier à tisser. Lorsqu'elles refusent d'aller faire les bacchantes, pour rester chez elles à broder et à filer, Dionysos fait s'enchevêtrer du lierre et de la vigne autour de leurs métiers, fait apparaître des serpents dans leur corbeille, fait couler du vin et du lait de leur plafond. Elles résistent toujours et finissent folles, déchirent le fils de l'une d'entre elles, jeune et tendre comme un faon (animal innocent que les ménades allaitent), puis se précipitent vers les Ménades qui ne veulent pas d'elles et de leur souillure. Elles sont alors transformées en oiseaux : une corneille, une chauve-souris, et une chouette (selon Elien). Le sparagmos de la mania est le signe d'une vengeance punitive de Dionysos qu'elles ont refusé d'accueillir en elles. (p. 102)

Tissage et mariage. Le tissage sépare (cardage) et rassemble (filage), la navette sépare chaîne et trame puis les rassemble. Dans La Politique Platon établit des analogies entre tissage et politique : la vertu est d'un côté courage, partie masculine de la cité, rigide et marquée par la force, et de l'autre sagesse, partie féminine de la cité, représentée par la trame. Le tissage est pacificateur et transforme la contradiction en cohésion, comme la cohabitation des époux, et le mot sumploke désigne autant l'union physique que l'entrelacement des fils du tissu. Athéna règne sur les arts manuels, fuseau et quenouille sont ses attributs, elle préside aux travaux de filage, de tissage et de broderie, et chaque année aux Panathénées les jeunes athéniennes tissent un peplos nouveau pour la déesse. Chez les orphiques la navette correspond à la charrue, les chaînes à tisser aux sillons, et le fil à la semence (selon Clément d'Alexandrie) : le travail du tissage est donc rapproché de celui de l'agriculture et de la sexualité. Athéna réprime la sexualité libre et les rapports illégitimes : une des Minyades est transformée en chouette, animal attribué à la déesse. (p. 103)

Le génie d'Arachné. On constate l'affinité entre Athéna et Héra dans le mythe d'Arachné. Jeune fille originaire de Lydie, une des contrées d'où viendrait Dionysos, elle a grande réputation dans l'art de tisser et broder, ses tapisseries étant si belles que les nymphes des campagnes environnantes viennent les contempler. Si habile qu'on la disait élève d'Athéna, elle lance un défi à celle-ci dans un concours qui fera savoir laquelle des deux est la meilleure tisserande, même si la déesse lui conseille d'abord plus de modestie sous la forme d'une vieille dame, avant de finir par accepter. Athéna représente les douze dieux de l'Olympe dans toute leur majesté sur sa tapisserie, dont les coins montrent quatre épisodes de défaite des mortels ayant osé défier les dieux (humour ciblé!) ; et Arachné tisse le récit des amours extra-conjugales de Zeus, avec Europe, Danaé, etc. L'ouvrage est parfait mais Athéna le déchire de colère et frappe sa rivale avec la navette, et Arachné se pend de désespoir, elle dont le nom est à rapprocher de celui d'Ariane. (p. 104)

Boire ou tisser. À Knossos comme à Pylos, entre le XIVè et XIIIè siècle av. JC, la fabrication des textiles, étroitement contrôlée, était une ressource majeure du palais. Knossos possédait un troupeau de cent mille moutons dont la plupart étaient des mâles castrés élevés exclusivement pour leur laine. Une série de tablettes y évoque femmes et enfants travaillant pour quarante tonnes de laine brute, et à Pylos sont recensés plus de six cents groupes similaires qui travaillent le lin. Le tissage est donc une activité féminine, son caractère est civilisateur, ses analogies sont partagées avec le mariage, il est aimé des femmes raisonnables (Pseudo-Théocrite) : bref, tout pour déplaire à Dionysos. L'alternative pour la femme au travail de tissage est la vie joyeuse dans les banquets et dans les fêtes (Nicarchos). Il faut donc faire un choix entre Athéna et Dionysos. (p. 104)

Athéna la masculine. Athéna est femme mais dans Les Euménides d'Eschyle elle déclare que toute chose en son coeur appartient au masculin, sauf pour le mariage, car elle est dévouée à son père. Elle jaillit du crâne de Zeus, déjà casquée, tenant javelot et bouclier, en poussant un cri de guerre, mais sans être sanguinaire, en témoigne son hostilité envers Arès, le dieu de la guerre. Lui est fou, insensé, ignorant la justice, alors qu'elle est la raison pratique, ennemie des esprits sauvages. Donnant son nom à Athènes, elle est tout entière dévouée à la cité et aux citoyens, alors que l'étranger qui s'y oppose est Dionysos, proche des femmes étrangères. Athéna utilise la ruse et la raison, Dionysos insuffle la folie, vue parfois par les Grecs comme divine, et par Dionysos comme nécessaire si on ne veut pas qu'elle se retourne contre nous. Athéna incarne la puissance du logos et invente le mors pour dompter Pégase, ce qui fait penser aux femmes non mariées des tragédies qui sont appelées pouliches. Elle guérit, surtout les maladies mentales, comme elle le fait pour Héraclès tuant ses enfants, en lui jetant une pierre sur la tête. L'oracle de Delphes demande à Alkméon, qui veut se débarrasser de la folie, de lui apporter le collier d'Harmonie, forgé par Athéna et Héphaïstos, que ce dernier offrit à Harmonie pour sceller leur mariage, et qui rapproche donc par analogie le collier, le joug, le mors, et le mariage. Héphaïstos épris d'Athéna, dont le collier est symbole de frein et de carcan, instrument de domination, civilisateur, comme dans les vers d'Anacréon : "Cavale de Thrace, je pourrais sans peine te passer au col la bride et le mors", si "tu bondis et joues d'un coeur si léger, c'est qu'il manque encore un bon écuyer qui sût te serrer comme une monture." (p. 107)

La folie meurtrière. Une autre tradition parle d'une robe conçue par Héphaïstos et Athéna pour Harmonie, cadeau qui doit empoisonner sa descendance, sans doute sa fille Sémélé, bacchante, femme et mère illégitime, sans pourtant être épouse. La robe, entrelacée de fils, symbole du mariage, domestique la jeune fille conçue comme animal sauvage, comme dans Les Bacchantes d'Euripide qui sont "joyeuses telles des pouliches dételées du joug ouvragé". La cité guérit la mania par le mariage à travers les efforts conjugués d'Héra et d'Athéna. Chez Dionysos c'est la résistance à la mania qui entraîne le meurtre, chez Héra c'est la résistance aux valeurs du mariage qui amène la mania meurtrière : toutes deux terminent en meurtre des enfants par le père ou la mère par déchirement (sparagmos). (p. 108)

Les Agrionies d'Orchomène. Les Minyades, bonnes épouses et mauvaises mères, sont repoussées par les bacchantes, et ceci est rejoué rituellement aux Agrionies d'Orchomène, où les descendantes des Minyades sont poursuivies par le prêtre de Dionysos jusqu'à une rivière, et celui-ci a même le droit de tuer celles qui se font attraper. La rivière rappelle le bain des Proétides, dans une source qui donne l'horreur du vin caractéristique du début de la grossesse. À Argos les mêmes Agrionies fêtent la bonne mère, enceinte et non mariée (selon Hésychius). Plutarque rapporte qu'à ce mystère les femmes cherchent Dionysos puis reviennent en disant qu'il s'est caché auprès des Muses, elles se réunissent autour d'un banquet et se proposent des devinettes, en mangeant du lierre, plante aux vertus extatiques qui les font exclure des sanctuaires d'Héra. (p. 108)

Sauver la cité. La folie infanticide de Dionysos est semblable à celle d'Héra à ceci près qu'elle comprend un déchirement (sparagmos), qu'elle concerne ceux qui ne reconnaissent pas son culte ou surtout le persécutent, y compris des rois, et punit ceux qui font violence aux enfants illégitimes, détruisant le but de l'institution du mariage (la lignée), mais aussi le pouvoir politique tyrannique et misogyne. À noter que ce sont donc souvent trois femmes, filles d'un roi, qui subissent la mania. Les Minyades sont frappées de folie par Dionysos, et leurs opposées, les Proétides, le sont par Héra. Pour guérir cette folie errante, le remède est la grossesse chère à Dionysos et Artémis, ou le mariage plaisant à Héra, Apollon et les orphiques. Celui qui dépasse les limites dionysiaques donne la mort à la lignée et par là même à la cité. Ces limites sont le respect du féminin et le dieu veut se faire reconnaître par les femmes, y compris les filles du roi, pour la survie de la cité. Enfant illégitime, il fait respecter le désir et la sexualité des femmes, estimé dangereux pour la cité, et son institution du mariage, et la transmission patrilinéaire. La politique s'oppose toujours à Dionysos car il amène les femmes à quitter leurs rôles d'épouses et de mères et la cité. (p. 111)

Dionysos et la sexualité libre. L'orphisme dévalorise la vie, éloigne les femmes, et choisit le végétarisme. Dionysos se plaît en compagnie des nymphes, accoucheuses, nourrices, éducatrices, magiciennes, femmes libres du joug. Il aime donc les femmes qui connaissent les mystères de l'accouchement, alors qu'Héra commande sa fille Eileithyia, déesse des accouchements difficiles et douloureux. Mais le dieu est ressenti comme une puissante menace au sein de la cité, et chaque attaque contre le dieu et ses femmes se solde par un échec, celui qui les persécute meurt déchiré vivant. Dionysos exige des femmes qu'elles doivent quitter leur mari, leurs enfants, leur foyer, leur métier, pour aller danser dans les montagnes. Celles qui refusent sont toujours de lignée royale, portant en leur sein le successeur légitime du pouvoir royal, refus qui entraîne la mort de l'héritier légitime. Rejeter Dionysos sonne la fin de la cité elle-même. Lui, garantit la légitimité des enfants naturels, remplaçant l'initiation du mariage par celle de l'accouchement, donc la sexualité libre. (p. 112)

Clara Acker : "La mythologie dionysiaque nous aura donc permis de percevoir une leçon plus ancienne, la prédominance des déesses associées particulièrement aux arbres et au taureau, l'existence d'un culte astral et des danses initiatiques. Tous les aspects de la Physis se trouvent intégrés dans la mythologie dionysiaque, des astres à la divinité, en passant par les sources et les plantes, puis les animaux et les êtres humains. La Physis paraît donc la valeur centrale de la mythologie dionysiaque ; elle est imprégnée de Surnature. La féminité y assume le rôle nourricier et protecteur de tous les enfants naturels, et spécialement ceux de la soeur." (p. 112)

II - LE RITUEL MÉNADIQUE, UN CHEMIN INITIATIQUE

Mythe et rituel. Diodore de Sicile pense que le rituel est une imitation du mythe. Mais certains mythes n'ont pas de rites connus qui leur correspondent, et certains rites n'ont pas de mythes connus d'où ils tireraient une origine. Dans le rite, par l'imitation, on revient au commencement du temps mythique pour régénérer le monde et la société humaine : il s'agit d'une ré-actualisation. (p. 117)

Dionysos et la Basilinna. Pour les fêtes dionysiaques, il y a les rites annuels (un par an) qui se déroulent dans la Cité, et les rites triétériques (un tous les deux-trois ans) qui se déroulent hors de la Cité, pratiqués presque exclusivement par des femmes. Relativement anciennes, les Dionysies Agraires, les Lénées, les Anthestéries, les Grandes Dionysies sont célébrées les mois d'hiver à plusieurs endroits, dont Athènes. Les plus anciennes sont les Anthestéries, où tous les habitants participent, maîtres et esclaves se mélangeant dans des concours de beuverie, ayant lieu dans le Thesmothéteion, "bureau de ceux qui établissent et publient les lois", en plein centre de la vie politique athénienne. Dans son temple au Marais, la femme de l'archonte-roi sacrifiait sur quatorze autels, aidée par quatorze femmes, et s'unissait secrètement avec Dionysos dans le Boukoleion, "l'étable aux boeufs". Démosthène rapporte que les modalités de ce mariage secret ont été imposées par l'ensemble des citoyens, puis gravées sur une stèle, gardées dans le temple de Dionysos au Marais. La reine représente toutes les femmes de la Cité et Dionysos symbolise potentiellement l'amant. Dionysos est l'amant de la Cité elle-même et réitère une union semblable à celle dont il est issu : un adultère. Pourtant le mariage officiel athénien est représenté par l'union de Zeus et d'Héra. (p. 118)

Erigoné et les balançoires des Anthestéries. Durant les Anthestéries, les enfants étaient couronnés de fleurs, les garçons d'au moins trois ans recevaient une cruche de vin, et les jeunes filles récitaient des couplets obscènes en faisant de la balançoire. Ce dernier épisode rappelle le mythe athénien d'Icarius, à qui Dionysos enseigne la culture de la vigne en remerciement de son hospitalité, et qui partage ce don à ses compagnons. Croyant être empoisonnés, devenus fous, ces derniers tuent Icarius, et sa fille Erigoné se pend de désespoir en apprenant la mort de son père. Dionysos envoie alors un fléau sur Athènes, où frappées de folie toutes les jeunes filles se pendent. Les Athéniens consultent l'oracle de Delphes qui leur révèle que le dieu se venge de la mort impunie d'Erigoné et d'Icarius. Les criminels sont enfin châtiés et les Athéniens instituent en l'honneur d'Erigoné un fête au cours de laquelle on suspend les jeunes filles aux arbres. Clara Acker : "Ce balancement à la symbolique érotique notoire apparaît comme un rite magique, destiné sans doute à stimuler la fécondité de la nature." Le troisième jour des Anthestéries était consacré aux visiteurs de l'au-delà, et les morts pouvaient circuler librement dans la cité. (p. 119)

Anthestéries carnavalesques. Donc pendant les Anthestéries les distinctions s'effondrent entre les catégories d'âges, entre les hommes libres et les esclaves, les enfants officiels et illégitimes, les vivants et les morts, tandis que la sexualité des vierges est libérée, et les politiciens enivrés. Mais il s'agit ici de fêtes liées à la cité, plus ou moins contaminées par son désir de rationalité, utilisées plus tard via les concours théâtraux et les poliades, promus par les tyrans pour réaliser ou réaffirmer l'union des Grecs, bien que le message du dionysiaque n'en soit pas absent pour autant. (p. 120)

Dionysisme immanent. Les Bacchantes d'Euripide représente un drame qui est tout entier un mystère de Dionysos. Les éléments orphiques y sont absents : dépècement de Zagreus par les Titans, doctrine de la renaissance et espoir d'échapper au cercle des incarnations (cf Erwin Dodds). On y décèle plutôt l'absence de préoccupation de salut et d'immortalité, le manque total de tendance ascétique, ou de déni des valeurs de la vie terrestre : le désir de libération s'exprime non pas sous forme d'un espoir en une autre vie, plus heureuse, après la mort, mais dans une expérience au sein même de la vie, d'une ouverture de la condition humaine à l'altérité (cf Vernant et Vidal-Naquet). (p. 125)

Vêtements et objets rituels. Les ménades portent des vêtements rituels symboliques. Par exemple la robe de lin couleur safran, vêtement de femme, qui rappelle Dionysos vêtu en femme dans l'iconographie ou en fille dans le mythe pour échapper à Héra, et que Plutarque désigne comme un produit de la terre imputrescible qui protège sans peser, tandis qu'Euripide la décrit comme recouvrant les pieds. Par dessus cette robe les suivantes de Dionysos portaient une peau d'animal sauvage, prenant même leur nom d'après celle-ci : les Bassara ou Bassarides par exemple, citées au VIè siècle av. JC par Anacréon, semblent tirer leur nom du costume nommé bassara, qui selon une scholie à Lucien est défini comme un vêtement en peau de renard, ou d'après Hérodote de petits renards ou fennecs. Les bacchantes portent souvent la nébride, qui est une peau de faon, ou la pardalide, peau tachetée de léopard. On remarque aussi la couronne de lierre ou encore le thyrse, instrument composé d'une tige végétale surplombée d'une pomme de pin sur laquelle s'enroule du lierre, ainsi que le smilax, le chêne, la vigne, le sapin, etc. On a enfin la mitra, originaire de Lydie, large bande d'étoffe portée par les femmes et Dionysos, sur le front ou pour soutenir les seins comme un corset. En instruments musicaux, souvent représentés sur les vases, on a des tambourins, des crotales ou des flûtes. Le ciste qui contenait des symboles comme le serpent ou les gâteaux, est à distinguer du liknon, du van ou du berceau. On y reviendra. (p. 126)

Initiation réservée exclusivement aux femmes. Le thiase désigne les communautés dionysiaques, forme d'organisation très ouverte, pas ou peu hiérarchisée, accueillant notamment les exclus de la cité, où s'effacent les distinctions sociales, où l'on trouve des servants, des affranchis, voire des esclaves barbares, c'est-à-dire non grecs. Clara Acker : "À travers l'extase, la multiplicité va se retrouver en un même souffle vital, qui embrasse toute la Nature et tous les êtres entre eux." Le ménadisme semble être exclusivement féminin jusqu'au moins la fin de la période hellénistique. Dans une inscription cultuelle de Milet le verbe sacrifier-offrir-célébrer est pour les deux sexes alors que le mot désignant le fait d'être initié l'est seulement pour les femmes : il y est d'ailleurs question d'initiations de femmes et d'une prêtresse qui organise le tout. Dans Les Bacchantes d'Euripide, Dionysos réclame d'être honoré de tous, mais Tirésias et Kadmos reviennent du Cithéron en apprenant la mort de Penthée, ce qui induit qu'ils n'ont pas assisté à l'ensemble des rites qui s'y sont déroulés. Seules les femmes semblaient être autorisées à la totalité du culte, par une initiation complète, tout en étant elles-mêmes initiatrices. Selon Pausanias, dans un temple de Dionysos sur le mont Taygète, les femmes seules pratiquaient des rites sacrificiels. Le seul à recevoir le titre de bacchant chez Euripide est Dionysos lui-même. Le rôle des femmes est donc prépondérant. (p. 128)

Beaucoup d'appelées, peu d'initiées. Un petit passage de Diodore de Sicile : "C'est pourquoi, dans beaucoup de villes grecques, tous les deux ans se tiennent des baccheia de femmes, et il est de règle que les jeunes filles portent le thyrse et s'associent aux manifestations de la possession en acclamant par l'Evohé et en honorant le dieu ; quant aux femmes mariées, elles sacrifient au dieu en corps, font les Bacchantes, et par des chants divers célèbrent la venue de Dionysos, en imitant les Ménades dont l'histoire fait les compagnes du dieu." Platon dit que nombreux sont les porteurs de thyrse et rares les bacchants, ce qui veut dire que nombreuses sont les jeunes filles qui accourent à l'appel de Dionysos et rares sont celles qui atteindront le second degré initiatique. La puberté et les premières règles marquent le moment de l'initiation aux orgies dionysiaques pour les jeunes filles : elles entrent dans le domaine des nymphes, celui de l'humanité nourricière, elles peuvent enfanter. (p. 131)

De la vierge Artémis à la mère Déméter. L'initiation féminine est individuelle (Mircea Eliade), mais pas avec le ménadisme, où est elle collective, se déroulant par ailleurs entre la fin de l'été et le début de l'automne, pour les jeunes filles et les femmes (Henri Jeanmaire, Couroi et Coureutes). Clara Acker : "Le rythme triétérique pourrait être du au fait qu'il fallait, pour que l'initiation se fasse en groupe également pour les jeunes filles, attendre qu'une classe d'âge se forme pour celles qui ont eu leurs premières règles." Avant cette initiation par exemple les petites filles entre 5 et 10 ans font les ourses pour Artémis dans le sanctuaire de Brauron. Elles ne sont plus élevées avec les garçons et leur stade de maturité les en distingue. Dans les courses en l'honneur d'Artémis, les plus jeunes courent nues et les plus âgées habillées. Femmes accomplies, si elles sont mariées, épouses légitimes, c'est-à-dire mères, elles participent aux Thesmophories, les fêtes de Déméter. Voilà pourquoi cette déesse n'inclut pas dans ses initiations d'Eleusis, où d'ailleurs l'enfant Iacchos est identifié à Dionysos, l'enseignement concernant la grossesse et l'accouchement. On sait aussi que son mystère est lié à son deuil, du au rapt et à l'union forcée de sa fille avec Hadès, donc plus centré sur le mariage. Ces Thesmophories se déroulent une fois par an dans la Cité, alors que le rituel des Bacchantes se pratique selon un rythme triétérique sur une montagne. L'imitation des nymphes mythiques par les bacchantes à travers l'orgiasme n'était pas forcément une pratique intégrable à la cité. On pourrait voir par ailleurs le rituel des bacchantes de Dionysos comme une transition qui fait passer les filles sous la tutelle d'Artémis aux femmes sous la tutelle de Déméter. Cela correspond aux transformations biologiques de la femme, indépendantes de l'état de mariage, liées à son initiation, des premières règles au premier accouchement. (p. 132)

D'Artémis à Dionysos. Un mythe d'adolescence dionysiaque rappelle cette transition. Comaithô est prêtresse d'Artémis et doit rester vierge jusqu'à son mariage, mais elle tombe amoureuse de Mélanippos et, ses parents refusant de consentir à leur union, les deux tourtereaux s'accouplent dans le sanctuaire même de la déesse vierge chasseresse. Artémis rend alors la terre stérile et pour l'apaiser, la plus belle jeune fille et le plus beau jeune homme lui sont sacrifiés. Selon le récit de Pausanias ces sacrifices s'arrêteront lorsqu'un roi étranger porteur d'une divinité étrangère arrivera. C'est Eurypyle à la fin de la guerre de Troie qui reçoit un coffre contenant l'image de Dionysos, et qui devient fou lorsqu'il la contemple. L'oracle de Delphes lui recommande de s'établir à l'endroit où il verra se pratiquer un rituel étrange, et c'est à Patras qu'il y assistera en voyant le sacrifice des deux jeunes à Artémis. Désormais, à la place du sacrifice on offre une pannychis, où la nuit le coffre contenant l'image de Dionysos est exposé par le prêtre, et les deux enfants du pays qui se couronnaient de jeunes épis de blé, symbole de la nouvelle génération trop tôt moissonnée dont Artémis exigeait le sacrifice, déposent maintenant leur couronne à la déesse et se ceignent alors le front de couronnes de lierre. Il se dirigent vers le temple de Dionysos Aisymnète, descendent et se baignent ensemble dans le fleuve, autrefois appelé "dur" et maintenant appelé "doux". Artémis exige le sacrifice de deux adolescents car sa prêtresse a succombé à l'amour non scellé par le mariage, et Dionysos rend fou et assigne aux deux jeunes un bain rituel dans une douce rivière qui est plus que jamais le royaume des nymphes. Clara Acker : "L'adolescence est donc l'âge de passer de la tutelle d'Artémis à celle de Dionysos et cela est rendu visible dans le rituel de Patras par l'échange des couronnes." Le dieu est donc concerné par ce moment de transition compris entre 10 et 16 ans, alors qu'Euripide affirme que les femmes de tous les âges participent au rituel des bacchantes. Dès qu'une fille avait ses premières règles et quittait le domaine stricte d'Artémis, elle restait dans la sphère dionysiaque jusqu'à la fin de sa vie. (p. 134)

Le rythme triétéride et l'accouchement. On constate donc trois étapes dans l'initiation féminine dionysiaque : celle des vierges pubères, des femmes, et des femmes ménopausées. Ces dernières nymphes sont des sources de sang taries mais peuvent faire jaillir miraculeusement lait, vin, miel. Le chiffre trois est très présent dans le rituel des bacchantes : les triétérides, les trois mois de présence de Dionysos à Delphes... les trois thiases dont parle Euripide correspondent aux trois âges de la vie et aux trois étapes initiatiques. Le rythme triétéride aurait donc pour fonction de préserver le corps des femmes, car au lieu d'enfanter tous les ans, elles le feraient tous les deux/trois ans, comme un temps de jachère. D'ailleurs le médecin Soranos d'Ephèse remarque lui aussi que les grossesses entraînent le dépérissement, la faiblesse et le vieillissement prématuré, comme pour la terre dont les productions successives l'épuisent "à tel point qu'elle est incapable de produire ses fruits tous les ans", et il rajoute qu'"il ne faut pas interrompre l'allaitement avant que poussent les dents, soit vers les neuf mois de l'enfant qui, ajoutés aux neuf mois de grossesse, donnent un an et demi, auquel on ajoute les six mois de jachère, ce qui fait deux ans. (p. 135)

AIMER DIONYSOS ET QUITTER LA CITÉ

L'entre deux statuts. Comme le note Strabon, on a les silènes, les satyres, les tityres, puis les bacchantes, les lénées, les thyiades, les mimallones, les naïades, et toutes désignent en fait les nymphes, leur référence mythique, dont elles imitent le comportement, ces nourrices de Dionysos, qui ont des aptitudes dans l'accouchement, l'éducation des enfants, la magie aussi, entre la parthénos et la gynè, donc jeune femme qui n'a pas encore accouché : elles sont les premières ménades, ne sont pas encore mères mais ont parfois joui de leur sexualité. (p. 137)

Baubo et la vulve. D'après Les Lois de Platon, la mania de Dionysos est une vengeance contre la folie dont l'a frappé Héra : la danse dionysiaque réfère donc au mariage tout en le reniant. En provenance de Magnésie, on a la présence de Baubo, personnification de la vulve, et prêtresse de Dionysos. Selon Clément d'Alexandrie, elle accueille Déméter qui erre sur terre à la recherche de sa fille, et lui offre un breuvage, que celle-ci refuse à cause du chagrin, ce qui contrarie Baubo, qui découvre et lui montre son sexe : à cette vue Déméter rit et accepte le breuvage. Cette "obscénité" et cette spontanéité sont caractéristiques des initiations féminines (Mircea Eliade). Aux Haloa, fêtes en l'honneur de Déméter, Koré, et Dionysos, les femmes célèbrent une initiation en échangeant des plaisanteries et des moqueries, se disant les choses les plus honteuses, se lancent des propos indécents, portent des représentations des parties masculines et féminines, le tout pouvant être interprété comme apotropaïque, dans leur rapport à la fécondité. (p. 138)

Amoureuses de Dionysos. On ne peut trancher sur le caractère sexuel de ces initiations féminines à l'écart de la cité, mais dès cette époque le doute existait : chez Euripide Penthée soupçonne sa mère et les autres ménades de s'adonner à Aphrodite, et le soupçon culmine avec l'affaire des bacchanales romaines que rapporte Tite-Live, où sont emprisonnées ou condamnées à mort 7000 personnes, hommes et femmes s'adonnant au rituel de Dionysos. Dans un texte de Philostrate on évoque plus un amour non-charnel, mais chez Sophocle Oedipe est fils présumé du dieu bacchant. Dans tous les cas la bacchante est amoureuse de Dionysos. Chez Euripide, le messager rapporte que les bacchantes sont chastes, mais une remarque de Tirésias fait transparaître que l'interdit sexuel féminin n'y existe pas, bien qu'il y ait une confiance en la nature proprement dionysiaque. Dionysos est le seul amour des bacchantes, et bien qu'il soit féminin ou efféminé, deux de ses symboles que sont le lion et le taureau, sont des images courantes du séducteur et de l'amant dans la Grèce Classique. (p. 139)

Changer la vision. À partir du IIè siècle ap. JC, l'oribasie concerne les deux sexes : une inscription de Physkos en Locride nomme des bouviers et des ménades et prévoit une amende de 5 drachmes pour ceux qui ne se joignent pas à la danse sur la montagne. Mais le symbolisme orgiaque l'emporte sur la probabilité de véritables orgies réglées rituellement. L'initié devient un autre, et Dionysos est le symbole, l'expérience de cette altérité, qui passe par une mort et une renaissance : "Car jusque dans l'Olympe Dionysos incarne la figure de l'Autre. Le dieu n'arrache pas l'homme à l'univers du devenir, il brouille les frontières pour faire communier ce qui était isolé. Dans la transe qui pourtant est collective, dès lors que le fidèle est entré dans la danse, il se trouve seul à seul avec le dieu. C'est de l'intérieur que Dionysos s'empare des regards ; il transforme ainsi le mode même de voyance. La vision dionysiaque fait éclater notre vision "positive", où chaque être a sa forme précise, sa place définie, son essence particulière qui fixe à chacun une identité à l'intérieur de laquelle il reste enfermé. Dionysos lui, lorsqu'il se manifeste, ne respecte aucune consigne quant à son mode d'apparition ; il n'y a pas pour lui une forme qui lui convienne à l'exclusion des autres." (p. 140)

À la montagne! L'initiation se fait de façon générale en trois temps : départ vers une contrée sauvage ou éloignée de l'espace civique, comportement "marginal" et retour à la Cité. Les bacchantes semblaient crier "à la montagne!" lors de leur marche vers les hauteurs sauvages, qui se déroulait en plein hiver, aidées parfois pour atteindre le Parnasse lorsqu'elles sont menacées par le vent et la neige : de même elles accomplissaient l'essentiel de leurs rites près de l'Antre Corycien, au-dessus des nuages, à 1400 mètres d'altitude. Il y a un aspect éprouvant, où l'on doit faire nos preuves, dans ce lieu de culte qu'est la montagne. Par exemple, environ 200 kilomètres séparent Athènes de Delphes. Selon Euripide les femmes lâchent leurs cheveux et enlèvent leurs chaussures une fois sur la montagne, symbolisant l'abandon du culturel et du citadin pour le naturel et le sauvage. (p. 141)

Furie des Thyiades. La danse est le principal élément de ces rituels initiatiques. Pausanias les fait remonter à Thyia, la première Thyiade qui leur donna son nom, fille de Castalios éponyme de la fontaine. On peut voir, sur les timbres minoens où apparaissent des danses extatiques de femmes, les ancêtres des danses ménadiques. Mais le nom Thyia peut signifier le mouvement violent, "celle qui bondit", "celle qui s'élance avec fureur", ou "la bouillonnante", proche en cela de l'autre désignation des suivantes de Dionysos : mainas, qui se rattache à men, l'énergie vitale, l'élan, le dynamisme. Pausanias y décèle un sens autant physique que spirituel : "Après le théâtre, il y a le temple de Dionysos. Le dieu est d'or et d'ivoire, à ses côtés, des bacchantes de marbre blanc. On dit qu'elles sont des femmes consacrées à Dionysos et qu'elles s'agitent furieusement pour lui." (p.142)

Bondir vers le dieu. Dans L'Iliade Homère décrit Andromaque comme une ménade au coeur palpitant, les ménades dont le sang est animé par la danse, sur la montagne où tous les fauves participent à ce bondissement général. Dans Ion d'Euripide c'est aux pierres qu'est adressée la prière : "Ô rochers des sommets escarpés du Parnasse, séjour aérien où le bacchant brandit les torches enflammées et bondit au milieu des bacchantes nocturnes". Ces bondissements violents visaient l'obtention de la transe. Là où la sagesse grecque établit bien une distinction entre l'univers des humains et des dieux, la transe dionysiaque nous mêle au dieu : c'est à la fois une appréhension collective du divin et une communion personnelle avec lui. Devenir une bacchante est une expérience religieuse, qui mène à l'indifférenciation, au dépassement de la douleur de l'individuation. Situation de vulnérabilité qui nécessite une grande maîtrise pour que l'expérience soit menée à terme sans danger. On abandonne notre soi en toute confiance, toute hésitation pouvant freiner le processus ou le rendre néfaste : "La danse de nuit accomplie par les Ménades sous la lumière des torches est une ruée conjointe avec les animaux sauvages. Il s'ensuivra la transe, qui permet un élargissement et un approfondissement de la sensibilité, jusqu'à la rencontre personnelle avec le dieu." Platon a du mal à définir cette danse ni guerrière ni pacifique : "Ce n'est pas là un genre de danse qui convienne à des citoyens". On distingue les courses compétitives de la cité, expurgée de la transe sauvage, et les danses de possession des ménades. (p. 144)

Représentations des ménades. Sur les vases à figures rouges datant de la période située entre les guerres médiques et la mort d'Alexandre, les bacchantes ont la tête souvent inclinée : en avant, en arrière, sur les côtés. La face est souvent sans expression mais on constate quelques sourires : chez Euripide le rire est l'apanage de Dionysos, et il appartient au thiase. La bouche est ouverte et rappelle le cri rituel, souvent visible dans les scènes d'extase, tête inclinée toujours. Les cheveux sont coiffés ou libres, courts ou mi-longs, mais jamais longs. Les mains régulièrement cachées sous la tunique, probablement au chaud, comme le rituel se pratiquait en plein hiver, mais il s'agit aussi parfois d'une seule main. Les bras couverts eux aussi, les drapés semblables à des ailes, comme dans Les Bacchantes où les ménades sont comparées à des oiseaux. On constate le déchirement du chiton dans les scènes extatiques, manifestant la fusion entre le dieu et son fidèle, qui abandonne tout ce qui n'est pas le dieu, qui se dépouille totalement dans la rencontre. Le thyrse est l'instrument le plus souvent représenté, mais on trouve aussi la ciste mystique, les crotales, les castagnettes, les tympanons, les doubles flûtes, instruments consacrés par ailleurs à Rhéa. Le bijoux sont très présents : boucles d'oreille, colliers, bracelets imitant le serpent, rappelant les serpents sacrés proches de Dionysos dès sa naissance, que le danseur tient par un ou deux. On pense à Plutarque qui rapporte que la mère d'Alexandre, Olympias, s'adonnait aux rites de Dionysos en traînant avec elle de grands serpents apprivoisés. Les animaux comme la panthère et le faon sont usuellement représentés tenus sur la paume d'une des mains, mais aussi sur les épaules ou par une jambe, comme l'enfant apparaît parfois tenu sur les épaules ou par la main. (p. 146)

Aspects des danses féminines. La danse est le plus souvent exécutée pieds nus, d'abord par une marche accélérée en course puis par des bonds et des sauts, de tournoiements sur place, ou des genoux fortement pliés : on a là un pur contact physique et rythmique avec la terre. Le seul meneur masculin qu'on trouve est Dionysos. Les images semblent suggérer que l'extase féminine se passait des hommes. Un témoignage de Jamblique nous le confirme, où les possédées de Sabazios (divinité thrace-phrygienne) sont principalement des femmes. Les hommes sont présents mais seules les femmes sont initiées. (p. 147)

DANSE, ANIMALITÉ, CHAMANISME

Louis Gernet remarque qu'il "y a du vrai shamanisme dans le Dionysos des Bacchantes". (Anthropologie de la Grèce Antique). Le shamanisme n'est pas une religion mais la religion dionysiaque a quelques traits chamaniques. Le shaman tue avec un instrument là où on tue à mains nues pour le sparagmos ménadique. La séance chamanique a un but précis, et pas le rituel dionysiaque. Mais la transe est l'élément fondamental dans les deux cas, et la danse bondissante comme la musique sont des moyens pour y parvenir. Le tambour est joué par les shamans et les ménades, de même que les flûtes. L'une d'entre elles sonne très grave et s'oppose aux voix aiguës des femmes, ce qui provoque un contraste violent du à cette sonorité particulière. Le tambourin est levé haut de la main gauche au plus fort de la transe, et frappé du plat de la paume de la main droite. Les cymbales de bronze s'opposent aux sonorités graves des instruments à vent. Les instruments mélodiques n'ont pas leur place dans la musique dionysiaque, principalement constituée de percussions, environnement sonore dominé par les extrêmes, provoquant une tension intensifiant la danse et la transe. (p. 148)

Pindare rapporte qu'Athéna invente la flûte, instrument aimé de Dionysos et ses bacchantes, mais la rejette quand elle s'aperçoit que celle-ci lui déforme le visage. À en croire Aristide Quintilien, des pythagoriciens proches de l'orphisme demandent de se purifier l'ouïe, en écoutant de la lyre, quand elle est souillée par l'aulos, car celle-ci flatte la partie épithymétique et féminine de l'âme, que pythagoriciens et orphiques considèrent comme irrationnelle, ce qui constitue une souillure, tandis que dans le ménadisme elle le chemin vers l'extase et le dieu lui-même. (p. 149)

Le shaman danse de façon chorégraphiée, mais aussi de façon convulsive par contorsions et mouvements violents, comme le tournoiement autour d'un centre symbolisant la course des astres et permettant au shaman de s'identifier ou s'intégrer au cosmos : imitation évoquée dans un fragment d'Achaeus, où la ménade est au milieu des astres. Dans l'Antigone de Sophocle, le dieu lui-même mène la danse cosmique : "Toi qui mènes le choeur des astres enflammés et présides aux appels qu'on lance dans la nuit, enfant, fils de Zeus, apparais à nos yeux, Seigneur, à côté de tes servantes, au milieu de ces thyiades, dont les danses frénétiques te célèbrent toute la nuit, Iacchos, le dispensateur". Les noms de Mimallones et Clodones attribués aux ménades macédoniennes souligner cet aspect mimétique, dont parle par ailleurs Plutarque dans la Vie d'Alexandre : "On dit que toutes les femmes de la région d'adonnant aux rites orphiques et au culte orgastique de Dionysos depuis un temps immémorial sous le nom de Clodones et Mimallones imitent en beaucoup de points les pratiques des Edoniennes et des femmes thraces sur le mont Hémon (c'est de là, semble-t-il, que vient le mot threskeuien appliqué à l'exercice des rites outrés et extravagants) ; Olympias elle-même, étant plus ardente que d'autres à rechercher l'extase et se laissant emporter de façon plus barbare aux délires inspirés, traînant avec elle dans les cérémonies bachiques de grands serpents apprivoisés qui se glissaient souvent hors du lierre et des vans mystiques pour s'enrouler autour des thyrses et des couronnes des femmes, ce qui terrifiait les hommes." On pense à une imitation de Dionysos, comme évoquée dans une scholie à Lycophron où les bacchantes imitent le dieu par le port de cornes, que l'Hymne à Dionysos de Lucien rapproche des fontanelles des nouveaux-nés, symboles de renaissance de l'initié, dans laquelle on s'ouvre au sacré par l'animalité. Au grand festival d'Elis le choeur des thyia invoquait au début et à la fin de son chant : "Viens, noble taureau, seigneur Dionysos, dans le temple pur des Eliens, viens a avec les Charites bondissant sur le sabot!" (p. 150)

Clara Acker brillante, dans le droit fil de Mircea Eliade : "Dionysos lui-même est mainomenos, un danseur fou, bondissant et jaillissant, énergie de la nature, un taureau, un lion, un fauve. Imiter le comportement d'une bête fauve, d'une biche, d'un taureau, d'un loup, c'est le signe qu'on a cessé d'être humain, qu'on incarne une force religieuse supérieure, qu'on devient en quelque sorte dieu. Car, il ne faut pas l'oublier, au niveau de l'expérience religieuse élémentaire, la bête sauvage représente un mode supérieur d'existence." Et plus loin : "Danse et mimésis se rencontrent donc chez Dionysos dans le rituel initiatique des Bacchantes et il s'agit d'une imitation d'un animal sauvage. Loin donc d'enlever l'être à la sensibilité, la transe cherche au contraire à approfondir cette sensibilité, par la recherche d'une sensibilité animale supérieure à celle de l'homme. Le modèle du comportement humain étant ainsi l'animalité, nous pouvons le rapprocher du modèle éthique des Cyniques, et notamment de celui de Diogène le Chien, pour qui les sens eux-mêmes sont des dieux. Il y a donc là une volonté de changer de régime sensoriel, ce qui équivaut à une hiérophanisation de toute l'expérience sensible. Il faut mourir à la sensibilité profane pour renaître à une sensibilité mystique. L'imitation du comportement animal est essentielle à l'obtention de la transe ; le chaman le rend par des cris et des gestes." (p. 152)

Dans les Bacchantes d'Euripide le choeur apprend la mort de Penthée et se compare à une jeune biche, dont les femmes devaient imiter le bondissement par leur danse, symbole féminin, nourricier, à la course légère et rapide, aux yeux doux et pacifiques, mais vigoureuse, animal notamment consacré à Artémis. Timothée de Milet, poète et musicien du IVè siècle av. JC, commençait ainsi un poète dédié à Artémis : "Thyiade inspirée, Ménade qui affole". Artémis et Dionysos sont proches, associés à Éphèse, Patras et Claros, ou sur un vase du IVè siècle trouvé sur l'Agora d'Athènes. Les danses du Kalathiskos pour Artémis est rapide et tourbillonnante, et apparaissent dans ses cultes à Sparte et à Elis, l'élément orgiaque dans un cadre naturel sauvage étant fréquent aussi dans ses cultes laconiens. Dans tous les cas, que les ménades portent une peau de faon ou de léopard, ce dernier chassant l'autre, la double nature y est exprimée, rappelant la double face de la déesse lune par la double hache ou les cornes de taureau. Et aucun de ces animaux, herbivore pour la biche et le faon, carnivore pour la panthère et le léopard, ou encore le renard, ne sont domestiques par l'homme : ils sont sauvages et indomptés. (p. 154)

On imite l'animal au début et à la fin de la chasse : on entre dans sa communauté pour pouvoir le chasser, le chasseur devenant le gibier qu'il chasse. La danse mimétique des bacchantes menant à l'extase devait donc aboutir à un sacrifice. C'est un point commun du ménadisme et du chamanisme. Notons aussi que tous les hommes sont déguisés en satyres ou silènes : ils ne participent pas en tant qu'hommes mais en tant que représentants de la force fécondante animale du dieu. De même il n'y a pas de distinctions d'âge, jeunes et vieillards dont égaux en son choeur, et même les vieux Cadmos et Tirésias s'y sentent rajeunis par l'enthousiasme. Les bacchantes ne craignent pas les bêtes sauvages et sont même protégées par elles, dont les serpents. Les lois naturelles ne les atteignent plus : le feu touche leur chevelure sans les brûler, les fer les atteint sans les tuer, éléments typiques de cultes extatiques. Cela rappelle les rituels chamaniques de marche sur le feu, d'avalement de mèches allumées, et du coupures au couteau qui ne laissent aucune trace sur le visage. (p. 155)

Dérèglement de tous les sens. Clara Acker : "Ainsi l'extase était obtenue par des moyens multiples : le froid intense, la nuit, l'effort physique de la marche, de la course et de la danse effrénée, l'effet trouble occasionné par les torches, la musique des tambourins, des doubles flûtes jouées en mode phrygien. Les Ménades dansent pendant la nuit sur les montagnes illuminées de torches ; elles bondissent et courent ; leur mysticisme est physique ; la danse sacrée est une prière dite par le corps. Le mysticisme physique, l'expérience de la transe, est le langage ésotérique du corps, par lequel celui-ci dévoile le contenu caché de l'Être et l'étroite union entre toutes les formes de vie. Le corps et la sensibilité sont ainsi des chemins qui amènent à la transe, promouvant la rencontre entre animalité, humanité et divinité. Aristide Quintilien nous dit que Dionysos transforme en danseur même celui qui auparavant ne connaissait pas la musique. Dionysos pénètre dans le corps par la danse ; c'est une divinité qui possède le corps par l'intérieur. La danse arrive à son apogée quand les danseuses commencent à tomber ; dans les cultes extatiques c'est le signe que le dieu a pris possession du fidèle. Dans un texte de Plutarque qui rapporte un épisode situé au milieu du IVè siècle av. JC, nous apprenons que "les femmes de l'entourage de Dionysos, celles qu'on appelle Thyiades, errant de nuit sous l'emprise de la mania, atteignirent sans y prendre garde Amphissa. Épuisées par la fatigue et n'ayant pas encore recouvré l'usage de leur raison, elles s'étendirent, dispersées sur l'agora, et s'endormirent." Par le même témoignage, sous apprenons le prestige dont étaient entourées ces femmes. De peur que les gardes du tyran ne les importunent, les femmes d'Amphissa encerclent les Thyiades endormies et à leur réveil leur offrent à boire et à manger." (p. 156)

Clara Acker : "Nous voyons ainsi qu'une conception très particulière de la Nature préside au comportement des chamanes et des Bacchantes : cette Nature est investie de la puissance divine ; on ne la dérange qu'après de multiples précautions ; on lui demande de l'aide ; on lui demande d'offrir les signes qui sont les présages pour les initiés, pour qui le langage de la Nature est transparent. Dans cette conception du monde, l'être humain n'est en rien supérieur aux autres êtres vivants ; l'imitation du comportement animal et du mouvement des astres est au contraire un moyen privilégié pour atteindre la divinité. Tout le Cosmos est intégré à l'intérieur de cette Nature. L'importance du corps dans la danse cosmique nous dévoile les capacités de cet instrument magique pour la religion dionysiaque ; corps et esprit ensemble rencontrent le dieu ; tout est Un. L'initiation des femmes était ainsi indissociable de la danse mimétique ; l'art est ici porteur d'une éthique, qui transforme non seulement le corps, mais aussi la façon de voir." (p. 157)

Clara Acker : "La mania, l'extase, l'enthousiasme, trois mots pour dire le noyau de l'expérience initiatique des Ménades. Transe plutôt que folie, l'extase est une sortie de l'âme, qui abandonne le corps, un corps qui, nous l'avons vu, s'efforce d'atteindre une sensibilité animale, considérée comme supérieure à la sensibilité humaine. L'enthousiasme est l'entrée du dieu dans ce corps animalisé. Voilà comment la transe dionysiaque promeut la rencontre entre l'homme, l'animal et le dieu. Les femmes cèdent alors leurs corps ; elles seront pleines de dieu, pleines de l'Autre et c'est cette expérience qui est le noyau de leur imitation." (p. 158)

SPARAGMOS ET OMOPHAGIE

Le sparagmos est le déchirement de la victime encore vivante, et l'omophagie est la dévoration de sa chair crue et de son sang encore chaud.

À la différence du rite, dans le mythe le sparagmos est pratiqué seulement sur des victimes masculines innocentes ou impies mais n'est jamais suivi d'une omophagie. Par ailleurs cela ressemble à une chasse rituelle loyale, à main nue et selon une identification avec la victime, et rajoutons que chez les bacchantes le sacrifice est directement suivi d'un repas. La chasse étant aussi une métaphore de la sexualité, ici les femmes y ont un rôle actif et central. Rajoutons que le sparagmos était aussi pratiqué dans le culte de Lycosoura dédié à Déméter et Artémis (ici mère et fille), qui ont d'ailleurs un temple commun à Zoitia, durant lequel les animaux ne sont pas égorgés mais démembrés tout vifs, avec offrande de fruits sauf la grenade (attribut d'Héra fatal à Koré). Dans le mythe le sparagmos peut avoir pour fonction la mise à mort d'un bouc émissaire (J. G. Frazer). Le nom de Penthée signifie "la douleur", chargé des pires maux, refusant l'expression féminine et sauvage de la vie, sa mort éloigne pour un temps la maladie collective. Plutarque nous dit que les Égyptiens chargent de malédictions la tête d'une victime animale et la décapitent, alors liée à des hommes impies ou criminels : c'est ce qui se passe pour pour Lycurgue, Penthée, ou Orphée, qui ont négligé ou persécuté Dionysos. En Inde la victime est humaine : voltaire et achetée par la communauté, on la laisse vivre des années, pouvant se marier et avoir des enfants, puis elle est identifiée à la divinité, la foule la loue en chantant autour d'elle et s'adonne à des orgies de plusieurs jours, et enfin on la drogue à l'opium, on l'étrangle et on la coupe en morceaux, dispersés parmi les villageois qui les enterrent dans leurs champs, le reste du corps étant brûlé et les cendres dispersées sur la glèbe. Donc chez les Egyptiens la victime déplaît à la divinité, tandis que chez les Indiens elle leur plaît. Et dans la religion dionysiaque les deux conceptions ont cours : dans le mythe ce sont des ennemis de Dionysos, et dans les rite les victimes sacrifiées sont identifiées à Dionysos lui-même. Dans tous les cas c'est un rituel collectif féminin. (p. 162)

Aux deuxième jour des Anthestéries on traînait Dionysos sur un bateau à roues venu de la mer à Athènes avec un cortège accompagné de musique jusqu'au seul sanctuaire ouvert ce jour là : le vieux limnaion. Les quatorze dames vénérables sacrifiaient sur quatorze autels en l'honneur du dieu, ce qui rappelle les quatorze morceaux d'Osiris démembré, celui ci étant d'ailleurs identifié à Dionysos par Hérodote et Plutarque. La compagne de ce dernier se nommait Kléa et était la supérieure des Thyiades de Delphes, initiée au plus haut degré aux mystères de Dionysos, mais aussi d'Isis et d'Osiris. Le nombre quatorze est une symbolique lunaire, et ce sacrifice est destiné à figurer le nombre de jours pendant lesquels, de la pleine lune à la nouvelle lune, l'astre va diminuant. Les Egyptiens situent la puissance d'Osiris dans la lune, la grande mère du monde, bisexuée car devant grosse et répandant dans l'air son principe générateur : en effet elle possède des phases d'influence sur les marées, la croissance des plantes, féconde donc pour la terre. Au même moment où les quatorze femmes vénérables sacrifient sur les quatorze autels, les femmes athéniennes se joignent aux thyiades delphiques pour les mystères triétériques. Bref, ces quatorze sacrifices sur les quatorze autels symboliseraient les quatorze jours de déclin de la puissance lunaire jusqu'à sa nouvelle naissance, de la même façon que le sacrifice dionysiaque du sparagmos semble impliquer l'idée d'une renaissance : il met en rapport la mort de l'animal sauvage masculin et une symbolique lunaire de mort-renaissance. (p.164)

Note personnelle : J'en ai plus que marre des livres merdiques qui utilisent des mots en latin ou en grec sans les traduire, surtout quand c'est écrit avec l'alphabet grec lui-même. Depuis quand tout lecteur est censé savoir lire et comprendre le grec? Depuis le début du livre je loupe des informations précieuses à cause de ça. Je chie dans la bouche des universitaires et leur snobisme naturel.

Clara Acker propose que la mort des hommes symbolisée par le sparagmos est lié à la petite mort qu'est l'orgasme masculin, mais du point de vue des femmes, le déchirement de la victime mâle s'apparentant à l'éjaculation des milliers de particules vivantes. Plutarque remarque que les noms que les Grecs donnent à l'éjaculation (apousia) et au coït (synousia) dérivent, comme le hyios (fils), de hydôr (eau) et de hysai (pleuvoir), tandis que Dionysos, qui n'est autre qu'Osiris, seigneur de la nature humide, est appelé Hyès. Clément d'Alexandrie dit qu'"un homme tout entier est arraché au cours de la perte qui se produit dans l'accouplement", et cite Démocrite : "car un homme naît d'un homme et en est arraché", ce même arrachement que ressent l'homme durant l'orgasme ou le sparagmos. (p. 166)

Dans la religion de la cité, les dieux reçoivent les offrandes des humains par la fumée qui monte des os sur les autels, tandis que les mortels se nourrissent de la viande rôtie des animaux, la cuisson séparant le monde civilisé de la nature sauvage. Dans l'omophagie cette frontière est brisée parce qu'on y mange la chair crue et qu'on y boit le sang encore chaud avec délice. Le sacrifice dionysiaque ignore Prométhée : le sacrifice par le feu fait communiquer des humains et des dieux séparés, alors que l'omophagie est une communion fusionnelle entre l'humain et le divin. C'est un total renversement des valeurs : l'humain et le divin ne sont pas séparés, mais l'humain et l'animal non plus, ce qui est une sauvagerie et une subversion pour la cité, qui n'autorise par ailleurs que les hommes à sacrifier, alors qu'ici ce sont exclusivement les femmes qui le pratiquent. (p. 168)

Le corps des femmes est au rythme de la lune, grâce aux cycles menstruels et lunaires de 28 jours, et signe de la potentielle maternité. Et le sang de l'omophagie et des menstrues doivent être rapprochés, comme sexualité et nourriture ont un rapport qui apparaît très nettement en Grèce dès Homère, de même qu'Hésiode lie les races d'humains et leur nourriture : la race d'or n'a pas besoin d'agriculture, la race d'argent ne veut pas sacrifier aux dieux, et la race de bronze ne mange pas de céréales, tandis que les humains travaillent et pratiquent le sacrifice. Puis dans un hymne orphique à Dionysos le dieu triennal est en même temps mangeur de chair crue et procréateur : manger cru et procréation sont liés. Dans le corpus hippocratique autant que chez Empédocle ce rapport est tissé : pour ce dernier la membrane qui entoure de le foetus est nommé l'amnion, et Amnias est un des titres d'Eileithyia la déesse des naissances : mais amnion est aussi un mot homérique qui désigne le bol dans lequel on collecte le sang de la victime sacrifiée. La membrane foetale et le bol sacrificiels emmagasinent tous deux du sang, le sang menstruel étant rapproché de celui de la victime sacrificielle, tandis que dans la femme existe un bol sacrificiel anatomique qui reçoit ce sang. (p. 169)

Pour les femmes la révélation du sacré est intimement liée à leur corps : elles cherchent à accumuler un surplus de sang grâce à l'omophagie pour s'assimiler aux femmes enceintes, dont le corps garde le sang pour nourrir le foetus. Le calendrier sacrificiel du dème d'Erchie, du IVè siècle av. JC, enregistre des sacrifices séparés de chèvres en l'honneur de Dionysos et de Sémélé le 16 du mois Elafebolion (moment des célébrations des Grandes Dionysies) et stipule clairement qu'après le sacrifice les chèvres doivent être remises aux femmes. Comme le rituel concerne la maternité de tout être, il s'adapte très bien à toutes les femmes, des adolescentes aux ménopausées. La nymphe est déjà éveillée à la sexualité et aime d'amour extatique son dieu taureau, comme le rituel possède des liens avec la fécondité de la femme, qui va les rendre fécondes, comme il l'a fait dans la mythologie crétoise. Le médecin Soranos d'Ephèse dit que certains auteurs anciens déterminent les moments favorables à la rétention de la semence au moment de la pleine lune, donc le douzième jour du moins lunaire, où elle commence à briller dans tout son éclat, et surtout jour consacré à Dionysos. La lune Séléné étant donc l'astre en rapport direct avec l'élément humide : marée, sève, sang, et sperme. Clara Acker : "Voilà donc réunis le sang de l'animal sacrifié, le sperme sacré et le sang menstruel, en un circuit circulaire et humide, chemin cyclique et lunaire, naturellement adapté au corps des femmes..." (p. 170)

Le sparagmos possède aussi des liens avec le corps des hommes : orgasme, éjaculation, qui sont à la fois petite mort rapprochée des jours de déclin de la lune, et promesse d'une nouvelle vie. Voilà pourquoi dans le mythe il n'y a pas d'omophagie concernant les ennemis du dieu, pour ne pas faire renaître en leur sein le germe d'un ennemi, alors que dans le rite, on la pratique car la victime du sparagmos est Dionysos lui-même. Les femmes accueillent l'appel dionysiaque et cherchent activement la mania, tandis que l'omophagie est une assimilation symbolique de la grossesse : mort de leur corps de jeune fille pour celui de femme et naissance de leur nouveau statut de mère. Cette mania est une désastreuse pour ceux qui refusent Dionysos, mais bénéfique pour ceux qui l'accueillent et l'acceptent de bon gré. Dans le premier cas les hommes sont démembrés et morts sans renaissance, et les femmes désirent leurs propres enfants, révélant leurs attitudes hostiles à la Nature et à leur nature féminine. Pour Agavé et Penthée il s'agit d'un accouchement à l'envers, qui mène à la mort et non à la vie, comme l'évoquent les bacchantes chez Euripide : "Beau combat que celui où d'un bras (ou une main) qui ruisselle de sang, on étreint le corps de son enfant". Le sparagmos qui semble barbare pour le profane est sacré et plein de sens pour l'initié, comme le rappelle Plutarque : "quand les transformations du dieu aboutissent à l'ordonnance du monde, avec les souffles de l'air, l'eau, la terre, les astres, l'apparition des plantes et des êtres animés, les sages désignent à mots couverts les changements qu'il subit comme un arrachement et un démembrement ; ils l'appellent Dionysos, Zagreus, Nyctélios et Isodaétès...", "autant d'allusions aux changements en question", le démembrement du dieu se référant à la naissance et non à la mort, expliquant pourquoi Dionysos est "fier des honneurs que lui rend de délire de ses femmes". (p. 172)

Clara Acker : "En toute vraisemblance, nous pouvons dire que la sexualité est ici intimement liée au Sacré et si elle l'est c'est parce qu'elle est vue d'un point de vue féminin, c'est-à-dire à partir d'une compréhension de la dimension sacrée de la maternité. L'énergie sexuelle est d'ordre cosmique ; l'union sexuelle répond à un mouvement naturel et tout ce qui vient l'empêcher est un mal. Le mariage envisagé par la Cité est, de par sa fonction même, un empêchement au mouvement naturel des êtres humains. Nous voyons alors comment Héra, les Titans et Typhon sont autant de noms pour dire la même difficulté : ils représentent le frein, le mors, le joug de la Raison sur l'émotion ; ils enchaînent l'amour, seul véritable chemin initiatique." Selon Eudoxe Isis préside aux choses de l'amour : elle accueille le sperme d'Osiris, il se disperse en mille minuscule morceaux, et elle le fait renaître. L'omophagie permet à la femme de faire renaître en elle une part du dieu lui-même : les femmes absorbent ainsi les forces fécondantes de l'animal sacrifié et sont désormais prêtes à recevoir l'Autre dans le mystère de leur ventre. Le but de l'initiation ménadique n'est pas de faire de toute femme une mère biologique, mais de l'ouvrir à la fécondité masculine, de transformer sa sensation par la transe pour qu'elle vive et comprenne le sens spirituel de sa potentielle maternité : elle devient symboliquement mère de Dionysos. (p. 174)

Les Anciens avaient une connaissance particulière de l'embryologie : il mettait en avant le rôle actif de la femme dans la conception. Parmi d'autres, Pythagore, Anaxagore, Parménide, Démocrite, Empédocle, soutenaient que la femme émettait de la semence. Des écrits hippocratiques et aristotéliciens insistent sur le fait que le plaisir de la femme est une condition nécessaire à la conception, car sans orgasme elle n'envoie pas sa semence. C'est en elle que le miracle d'une nouvelle vie se produit. Plutarque nous dit par ailleurs que du mot grossesse on trouve en grec le nom de l'astre que les Egyptiens attribuent à Isis : le constellation du Chien. (p. 174)

Tout est donc cohérent : le mode d'alimentation et la sexualité sont liés. Cette analogie entre manger cru et la grossesse. Or l'orphisme rejette le sparagmos, par son végétarisme il s'interdit l'alimentation carnée, et du même coup l'hétérosexualité : parce que les orphiques veulent échapper au cercle des réincarnations. Il en va de même pour ces autres ascétiques que sont les pythagoriciens, dont Clinias qui considérait tout rapport avec une femme comme un tort fait à soi-même. Clara Acker : "Alors que e mode de vie orphique ainsi que l'alimentation végétarienne impliquent un refus de la vie et une survalorisation de la mort, le mode de vie dionysiaque est une expérience au coeur de la vie. (p. 175)

Hippocrate affirme que c'est à partir des premières règles que les femmes sont susceptibles de perdre la raison, le sang qui les gonfle ne trouvant pas d'issue pouvant les rendre folles. La mania provient du surplus se sang menstruel : "Le sang s'élance, vu la quantité, sur le coeur et le diaphragme" puis "l'endroit est dangereux et disposé au délire et au transport", il vaut mieux donc pour ces filles "de se marier le plutôt tôt possible ; en effet si elles deviennent enceintes, elles guérissent". Le sang guérit la mania provoquée par l'accumulation de sang car celui-ci sert à nourrir l'enfant et n'est plus en surplus. (p. 176)

Arétée de Cappadoce affirme aussi que les femmes peuvent devenir "maniaques" par la non-purgation de leur corps quand leur utérus devient adulte, mais la mania dionysiaque peut plus facilement les atteindre. Dans l'imaginaire grec la folie féminine renvoie à des formes animales sauvages appelant à être guéries par le mariage et la grossesse, alors que chez Dionysos toutes les femmes sont prises de mania : elle ne réclame pas de guérison et semble en être une. Henri Jeanmaire avait vu que le traitement de la possession passait moins par l'expulsion d'un intrus que par la réconciliation avec le daimon qui fait sentir sa puissance, de même que chez Platon la mania guérit la mania, d'origine divine. La mania étant associée à l'accumulation de sang, l'omophagie serait donc une façon d'absorber l'énergie vitale en vue de l'extase. Mais elle est aussi associée à l'accouchement, comme le relève Hippocrate pour des cas de deux femmes atteintes de mania venant juste d'accoucher de filles, une troisième ayant eu des règles abondantes à l'approche de la crise, puis une femme "soit troublée par l'hystérie, soit en mal d'enfantement", le sang selon le médecin s'échauffant lors de l'accouchement, comme lors de la mania liée à l'échauffement. (p. 177)

Pour Héraclite seules les âmes d'élite caractérisées par la sécheresse et dominées par l'élément feu pouvaient communiquer avec la sagesse divine. Pour Empédocle, il y avait la folie corporelle comme déséquilibre, l'autre résulterait d'une purgation de l'âme par la catharsis. Théophraste résume cette doctrine disant que c'est le sang qui nous rend sensés, comme en lui se mélangent au mieux les éléments des parties du corps, alors que chez l'animal c'est le sang du coeur et ses artères qui produisent la pensée et la vie. Pour Homère le diaphragme est le siège de l'intelligence, responsable selon les médecins de maladies mentales et du délire religieux : et la danse bondissante des bacchantes accélère autant la circulation que la respiration. (p. 178)

Démocrite voit l'âme comme des atomes de feu mobiles, intimement associés aux atomes corporels chez l'animal, l'âme étant alors répartie dans tout le corps. La pensée et la sensation sont une altération de cette matière psychique produite par les impressions provenant de l'extérieur. Pour Théophraste la pensée est normale si l'âme est bien proportionnée, mais si sa substance chauffe ou refroidit trop, elle se transforme. Selon Aristote, Démocrite pensait que ceux qui délirent raisonnent aussi, mais d'une autre façon, et que les animaux privés de raison, les hommes de génie, et les dieux ont plus de cinq espèces de sensation. L'absence de raison chez les animaux et le délire de l'artiste et du devin démontrent pour lui l'exercice d'une faculté différente, ce qui relève d'une conception dionysiaque de l'extase, insistant sur l'abandon de la faculté rationnelle, dévoilant la capacité maniaque des animaux. (p. 179)

L'échauffement et le délire mystique sont liés, comme la chaleur du vin et du sang. Dès le VIè siècle av. JC, Archiloque évoque une célébration où le vin joue un rôle. On peut penser que les bacchantes l'utilisaient, mais dans la pièce d'Euripide elles sont sobres, ou pas ivres : leur délire mystique est plus une possession divine qui les fait communier avec la nature. Diodore de Sicile rapporte que pour certains un seul Dionysos était préposé au vin, aux mystères, aux initiations, et aux orgies. Le vin peut être assimilé au sang, il est déjà générateur de sang pour Athénée, et on trouve des vins qui rendent les femmes fécondes, d'autres qui font avorter, et d'autres encore qui stérilisent. (p. 180)

La ciste (corbeille) sacrée est importante et symbolique dans le rituel dionysiaque : dans les peintures bachiques d'un tombeau d'Ostie elle figure avec le couvercle bombé surmontée du mot "Mysteria". Selon Clément d'Alexandrie les corbeilles sont remplies de gâteaux, de grains de sel et de serpents, que manipulent par ailleurs les ménades. Dionysos Bassaros est un dieu au serpent que l'on fait passer par le sein, et tandis que Perséphone enfante un fils taurin avec un Zeus dragonal, Clément rajoute : "Le taureau est père du serpent et père du taureau est le serpent ; sur la montagne, bouvier, ton aiguillon secret..." Identifié au Minotaure préhellénique par Charles Picard, Dionysos est un magicien qui se métamorphose et dont le serpent est l'auxiliaire. Apotropaïque et phallique, l'animal est souvent maître des femmes et de la fécondité, symboliquement responsable des menstruations, résultant de sa morsure. Chez Nonnos de Panopolis est relaté l'initiation de Dionysos par Mystis et la ciste est dite à la fois mystique et enceinte de l'initiation. (p. 181)

Enceinte, bombée, ronde, la ciste est comme l'utérus qui renferme le serpent phallique, ou le foetus : "La ciste mystérieuse représente symboliquement l'utérus mais aussi le lieu de renaissance à une nouvelle compréhension du monde. Dionysos n'a pas besoin de promettre laie après la mort et le retour cyclique des énergies ; l'idée même de réincarnation semble une présupposition de la religion dionysiaque. Seulement, alors que pour les orphiques il s'agit de s'évertuer à travers l'ascèse pour monter dans la hiérarchie des incarnations, chez Dionysos la réincarnation semble dépendre exclusivement du rapport à la Mère et au féminin. Dionysos ne requiert pas l'ascèse, il est l'excès, le surplus, le fou d'amour. Sa mystique est donc corporelle ; elle présuppose une conception sacrée de la maternité." (p. 182)

Les mots en rapport avec ménades désignent : la femme agitée de transports, la fureur prophétique, le désir ardent, accoucher, délivrer une femme en couches, et faire office de sage-femme. Dans Les Bacchantes d'Euripide la ménade est comparée à une pouliche auprès de sa mère, dans l'Hymne Homérique à Déméter, la déesse "bondit comme une ménade" à la vue de sa fille retrouvée : les ménades sont donc rattachées à la maternité, puis la grossesse et la mania sont reliées par un rapport mystique. L'initiation des femmes, liée au sang menstruel et à la grossesse, ainsi qu'aux cycles lunaires, amène à une révélation mystique de la fonction sacrée de leur propre corps. Comme l'enfant pour la mère, Dionysos est l'étranger qui vient, l'altérité que l'on reconnaît comme étant le même. (p. 184)

Le lierre semble plaire à Dionysos car pendant l'hiver il reste vert comme la vigne, et est écarté des rituels des Olympiens car il est réputé lié aux phénomènes de possession. Les ménades font d'ailleurs subir un sparagmos et une omophagie au lierre, ayant alors des propriétés semblables à celles du vin, ses feuilles stimulant la circulation du sang, l'activité cardiaque, excitant, ses baies étant sudorifiques (qui fait transpirer). D'autre part, il est clairement bachique dans Les Trachiniennes de Sophocle, Nonnos le rattache à l'envie de la femme enceinte, de Sémélé qui attend Dionysos, et Hippocrate recommande sept graines ou feuilles de lierre à boire chaque mois dans du vin vieux pour faire concevoir la femme. (p. 186)

DIONYSOS LYSIOS, LA DANSE ET L'ACCOUCHEMENT

Dionysos amène à la transe et libère, parfois il délivre de la mania ceux qui en sont atteints, mais aussi les femmes en couches. Lysios est mis en rapport avec le vin et les danses : Plutarque le voit comme le dieu libérateur meneur de danses. La peine ressentie dans le travail d'accouchement est associée à celle du combattant, et au bout il y a Lysios qui délivre et l'enfant qui naît : ce déliement des femmes et le déliement de l'accouchement sont le même terme chez Hippocrate. Le terme lier est utilisé pour évoquer la difficulté de l'accouchement causée par Héra et Eileithyia, par exemple pour Alcmène la mère d'Héraklès. Dionysos délie et libère (Plutarque) et il suffit de délier la ceinture des femmes en couche de libérer leur poitrine de leur bandage (Soranos). À Thèbes le temple de Dionysos Lysios possédait deux statues cultuelles, celles du dieu et de sa mère, et dans la villa des mystères à Pompéi, Sémélé figure à côté de Dionysos. Les femmes enceintes s'adressaient à Artémis mais les nymphes l'associent à Dionysos. (p. 188)

Eileithyia porte thyia dans son nom, suffixe partagé avec les thyiades. Elle est en rapport avec la grotte d'Amnisos en Crète comme Artémis et ses nymphes, qui récupérera les prérogatives de la déesse. Pindare décrit Léto proche de l'accouchement comme une thyiade, et dans un Hymne à Callimaque Artémis déclare que sa mère accoucha sans douleur. Nombreuses sont les découvertes de traces mettant en scène des accouchements dans les grottes, lieux de culte de Dionysos où dansent les nymphes, ou accouchent, comme la nymphe Anchiale dans la grotte Ida, dans les Argnonautiques d'Apollonios de Rhodes : la caverne est en effet un symbole matriciel. Les mots qui désignent les ménades bondissantes et l'acte de délivrer les femmes en couches sont proches : « Cette danse mimétique et bondissante, où les muscles sont soumis à un effort rythmé, cadencé par les percussions, peut être conçue ainsi comme une préparation rituelle à l'accouchement. La danse et la musique doivent faciliter la délivrance, procurant détente et réconfort à la femme. Dans un hymne orphique adressé aux nymphes elle sont dites salutaires et parfumées, et chez Oppien et Nonnos cet adjectif désigne celle qui enfante heureusement. Les fameux Hymnes Orphiques, plus dionysiaques que orphiques, confirment ce lien. (p. 190)

Plutarque explique qu'une partie des cérémonies des ménades consiste à éveiller le liknon, une corbeille à vanner employée comme berceau, servant à Dionysos enfant, distinct de la ciste, pour son réveil périodique au mois Daidophorios (novembre-décembre), à l'approche du solstice d'hiver, pour stimuler la résurrection de la nature. Les thyiades accomplissent leur rituel en février-mars, et si on ajoute neuf mois de grossesse cela tombe en novembre-décembre. (p. 194)

La fête de Charila rappelle une descente et celle de l'Heroïs est en rapport avec l'anagogé de Sémélé. Le mythe raconte que lors de la famine à Delphes le roi distribue plus les vivres aux riches qu'aux pauvres, et Charila l'importune alors il la frappe de sa sandale et lui jette au visage. Charila, petite vierge pauvre, se pend et la famine se double d'épidémies. À la fête de l'Heroïs, la descente et la remontée font penser à la renaissance de Sémélé : la femme revient comme mère, entre parthenos et gynè, le trajet de la nymphe s'achèvera par l'accouchement. Héro est une prêtresse d'Aphrodite et cette dernière était identifiée à Sémélé à Chypre. Selon Musée, Léandre et Héro s'unissent en des noces secrètes et nocturnes, illégitimement car les parents de celle-ci n'ont pas donné leur consentement, et sans invoquer l'Héra conjugale. Cette fête de l'Héroïs commémore le retour de Sémélé comme mère non mariée, rappelant Glaucothéa la mère d'Eschine, initiatrice aux mystères bachiques et courtisane dans sa jeunesse. (p. 197)

Clara Acker : "L'initiation féminine des Bacchantes concerne ainsi la sexualité avec Dionysos, la grossesse et l'accouchement ; elle fait parcourir aux femmes un circuit qui va de la virginité à la maternité. Il en est ainsi pou les fêtes de Charila et de l'Héroïs : en neuf ans la vierge pauvre et méprisée devient prêtresse et mère de Dionysos. Le changement de statut est sans doute marqué par le changement de nom de Sémélé : elle devient alors Thyoné. Ce rythme ennéatéride rappelle certaines cérémonies crétoises en rapport avec la conjonction astrale entre la Lune et le Soleil. Le chiffre neuf apparaît ainsi comme un chiffre sacré pour le rituel des Bacchantes ; il marque sans doute le temps nécessaire pour amener une classe d'âge à accomplir le chemin initiatique. La première fois la jeune vierge tient le thyrse et crie l'évohé ; à la triétéride suivante elle revient, sexuellement active et régulièrement féconde et pratique la sparagmos et l'omophagie ; aux fêtes suivantes elle peut prophétiser et guérir : elle est mère de Dionysos et nourrice de toute la Nature." (p. 198)

Résumons : "Nous avons donc vu que les femmes passaient à un autre stade de l'initiation et que seules celles qui étaient arrivées à celui-ci pouvaient accomplir le sacrifice pour Dionysos. Nous nous sommes efforcée de rendre claire l'analogie entre le sparagmos et l'orgasme masculin, telle qu'elle peut être symbolisée par les femmes. Dans le rituel, la victime du sparagmos est identifiée à Dionysos, raison pour laquelle le sparagmos est l'orgasme de la divinité elle-même. Dès lors le symbolisme de l'omophagie devient transparent : il s'agit de s'incorporer le sang fécondant, spermatique, de Dionysos, pour le faire renaître. Les Bacchantes, devenant mères par la puissance fécondante du Dionysos, deviennent ainsi en même temps les mères du dieu. Voilà sans doute pourquoi, dans le mythe, la figure d'Ariane est si proche de celle de Sémélé : la compagne du dieu est aussi sa mère. / D'après nos recherches, le ménadisme se révèle comme un rituel initiatique féminin, d'où son lien avec le sang, le corps et la Nature ne général. La mania, expérience collective de possession par le dieu, abolit les frontières du moi pour provoquer une communion béatifique avec le dieu et la nature. Cette communion s'exprime aussi dans le corps de la femme enceinte. Nous avons déjà dit combien pour la femme le sacré est consubstantiel à la Nature ; c'est la raison pour laquelle la religion dionysiaque était si bien adaptée aux femmes. Car de par leur corps qui saigne, de par leur ventre porteur de vie, les femmes paraissent par nature aptes à conférer à la vie sa valeur intrinsèque. Il nous a donc paru opportun de tracer un parallèle entre la grossesse et la mania, entre le fait d'être enceinte et celui d'être "pleine de dieu", enthousiaste. Ces expériences brouillent les frontières entre le soi et l'Autre ; l'amour de soi est tout de suite aussi et déjà amour de l'Autre. Transe, grossesse, omophagie, trois termes d'une expérience rituelle et initiatique qui doivent nous faire réfléchir : pendant neuf mois la femme enceinte éprouve irrévocablement, naturellement, physiologiquement, un amour de soi qui est immédiatement aussi un amour de l'Autre et qui paraît comme un état équivalent à la transe. Cette période d'amour élargi, offerte par la Nature, va transformer de l'intérieur le regard de la femme. L'accumulation de sang, l'amour élargi par l'événement naturel de la grossesse et l'enthousiasme se trouvent ainsi réunis dans le noyau de l'expérience initiatique féminine des ménades. / Les témoignages des médecins et des philosophes nous a aidée dans le rapprochement entre mania, l'accouchement et l'échauffement. Certaines indications, telle l'utilisation et l'interprétation du symbolisme de la ciste magique, le nom des Ménades et l'utilisation du lierre nous ont fourni suffisamment d'indices pour conclure que la grossesse, comme la mania, est au coeur de l'initiation des Bacchantes. Cette initiation passe fond inéluctablement aussi par l'accouchement, facilité par la danse ménadique et par Dionysos Lysios. À travers cette danse bondissante, les Ménades exercent leur corps et notamment leurs muscles pelviens, en vue d'un accouchement prochain. Les hymnes orphiques à Sémélé et à Dionysos dévoilent le rapport entre les triétérides, la grossesse et l'accouchement ; les fêtes de Charila et d'Héroïs répètent tous les neuf ans le circuit initiatique, qui transite du statut de la jeune fille vierge à celui de la femme devenue mère du dieu. C'est sans doute la raison pour laquelle, si le culte était ouvert à tous, l'initiation était réservée aux femmes. Récapitulons donc brièvement nos acquis. À travers la danse mimétique, les Bacchantes visent à s'assimiler à un animal sauvage, identifié à leur dieu. Pendant le sacrifice, toute une symbolique sexuelle s'attache à exprimer l'orgasme masculin, alors que le repas de viande crue vise à faire sien le dieu, à s'imprégner de sa puissance. Les femmes vivent alors une expérience mystique équivalente à l'expérience de la grossesse : elles sont remplies de dieu, pleines de l'Autre. / Nous avons ainsi parcouru au niveau rituel la réactualisation des thèmes mythiques dégagés dans la première partie de notre travail : refus du mariage tel qu'il est conçu par la Cité, sexualité libre ou du moins non réfrénée, importance de l'expérience initiatique de la grossesse et de l'accouchement." (p. 199)

LES PRÊTRESSES, LA CEINTURE ET LA FIGURE D'INO

On peut citer de grandes prêtresses dionysiaques, comme Choreia ou Alkméonis.

Les différents éléments semblent montrer que la ceinture en peau de serpent était le signe du troisième et dernier degré d'initiation dans la religion dionysiaque (voir p. 201-204). Cela nous renvoie au symbolisme de cet animal médecine, phallique, fécondant, prophétique, qui lèche les joues des bacchantes. Comme pour la prophétesse Cassandre, Mélampous, qui guérit les Proétides, reçoit des dons de divination après avoir enterré un serpent mort dont les petits viennent lui lécher les oreilles pendant son sommeil en reconnaissance de son acte. Un vêtement nouveau marquait donc un nouveau degré de l'initiation. (p. 204)

Une inscription gravée sur une stèle de marbre datée du deuxième siècle et qui relate un oracle delphique qui eut lieu entre 278 et 250 av. JC invitant les Magnésiens à construire un temps pour Dionysos certifie non seulement le ménadisme à Thèbes mais aussi la référence mythique des ménades comme étant Ino, que Lycophron avait déjà rapproché des thyiades. Celles-ci sont rituellement associées au sacrifice de Leukothée (anciennement Ino), première nourrice de Dionysos, partageant des pratiques avec la déesse romaine de la croissance et de la fertilité, Mater Matuta, célébrée par des femmes le 11 juin, la priant pour le bien-être des enfants de leurs soeurs. Ovide et Plutarque désignent leur modèle cultuel mythique comme étant Ino comme mère nourricière de Dionysos. Une épigramme de Mélitaia (lieu-dit Marmara) en Thessalie de la deuxième moitié du troisième siècle, dédiée par Sophron à Ino, mentionne Leukothée. Nourrice de Dionysos, ses pouvoirs de magicienne s'expriment par exemple quand elle plonge son fils dans un chaudron et le rend immortel : en Laconie dans le village de Leuctres elle possède une statue dans le temple d'Asclépios, et dans le sud de cette région un oracle lui est dédié où le consultant dort sur le sol pour obtenir des rêves prophétiques. Elle réunit donc toutes les prérogatives rituelles des prêtresses dionysiaques : rôle maternel et nourricier, aptitudes pour la sorcellerie et la divination. (p. 206)

Le postscript de l'inscription de Magnésie confirme que les rites ménadiques et leurs trois ménades (Kosko, Baubo, Thettale) ont bien été transférés de Thèbes à Milet. Organisatrices des thiases orgiaques, elles y seraient mortes et enterrées avant 207 (av. JC). Notons la présence récurrente du chiffre trois dans le rituel dionysiaque : un poème ménadique du Corpus de Théocrite évoque douze autels dressés par les femmes de Thèbes, dont trois en l'honneur de Sémélé et neuf en l'honneur de Dionysos. L'inscription de Magnésie et l'épigramme de Milet font chacune allusion à trois prêtresses dionysiaques. Dans les Bacchantes d'Euripide les femmes de Thèbes montent au Cithéron en trois thiases chacun commandé par une fille de Kadmos. Lucien relate un mythe dionysiaque avec trois sources d'eau et trois classes d'âge avec les satyres adolescents, Pan adulte, et Silène vieux. Trois thiases correspondant aux trois classes d'âge chez les filles : parthenoi, nymphai, et gyné. (p. 208)

Les noms des trois ménades ci-dessus sont évocateurs. Kosko renvoie au crible, ustensile domestique mais aussi moyen de prédire l'avenir ; Thettale renvoie à la Thessalie, patrie des Magnésiens et des sorcières connues du monde antique ; Baubo signifie dormir ou endormir, ou encore bercer, et renvoie à la nourrice et au sexe féminin. Prédiction de l'avenir, sorcellerie, maternité : voici les trois activités respectives de chaque thiase. (p. 209)

BAUBO : SAGE-FEMME ET NOURRICE DE LA NATURE

Baubô fait rire Déméter pourtant désespérée par la perte de sa fille, en relevant sa jupe et montrant son sexe d'où sort la tête d'un enfant. Personnifiant l'obscénité rituelle, interprétée comme vulve, mais aussi nourrice de Déméter et cavité, utérus et femme âgée, sage-femme. (p. 210)

L'Hymne au Dionysos triennal nous présente le dieu fou et né du feu, délivreur, nourri dans une cuisse berceau, "indicible mystère de par tes trois natures" (humaine, liquide, et végétale?), ébranlant le sol et brillant, enfant aux deux mères (Sémélé et Perséphone), cornu, sillonnant la montagne, portant la nébride, paré de grappes, foetus entouré de nymphes : "chez lui on danse, on chante, on fait de la musique et on parvient à la transe" (Clara Acker), il aime la chair crue, porte son sceptre, mène les cortèges, fait le bacchant autour des belettes. L'allusion à la belette est évocatrice : Galinthias fille du thébain Proétos aide son amie Alcmène à accoucher d'Héraklès mais Héra la transforme en belette. Animal d'Hécate qui en Béotie s'identifie à Artémis protectrice des accouchements, et qui dans l'Antigone de Sophocle est est identifiée à Perséphone l'une des mères de Dionysos. Animal carnivore, la belette-bacchante renforce le lien entre grossesse, accouchement, alimentation carnée, et le rapprochement avec Galinthias est vraisemblable comme les nymphes mythiques, modèles des bacchantes rituelles, aident à l'accouchement. (p. 212)

Baubô a donc une fonction maternelle, protectrice et nourricière, à rapprocher du liknon, le berceau réveillé par les thyiades. Les ménades le sont aussi : les nymphes mythiques nourrices de Dionysos sont leur modèle. L'épithète "oubli des soucis" appliqué au vin dans Les Bacchantes d'Euripide est le même que celui du sein maternel dans Les Phéniciennes d'Hécube. Les bacchantes rituelles, que les artistes représentent avec des seins souvent proéminents, allaitent des animaux sauvages, faons ou louveteaux, et non des bébés humains, qu'elles délaissent pour aller célébrer : une telle scène est représentée notamment dans la Villa Item à Pompéi. Dionysos étant mentionné comme chasseur habile et seigneur veneur chez Euripide, cet allaitement de bébés animaux est un équivalent féminin de la chasse : bien que les bacchantes soient habillées de peaux, elles allaitent, bien qu'elles fassent jaillir du sol des liquides nourriciers, elles sont amatrices de sang frais. Cette logique circulaire entre vie et mort, incorporation (omophagie) et don des forces vitales (allaitement), est typiquement dionysiaque : mais pourrait-on y voir en cela un dédommagement envers la nature? L'allaitement d'animaux affirme la communauté intime entre humains et nature, la circularité entre vie et mort, d'où l'on décèle une éthique respectueuse de la physis, garantie par les femmes et la féminité de l'humanité. Chez Diodore de Sicile, Pausanias, Pline l'Ancien, etc, le prodige du jaillissement de liquide est rapporté : chez Euripide les bacchantes n'ont qu'à frapper de leur thyrse une roche pour en faire jaillir un flot d'eau frais limpide, ou fouiller la terre pour en faire jaillir du vin, ou gratter le sol pour en faire sortir du lait, ou s'égoutter du miel de leur thyrse orné de lierre. Car Dionysos est proche de l'élément liquide : chez Euripide, là où Déméter nous offre l'aliment solide représenté par le blé, Dionysos nous offre l'aliment liquide représenté par le vin, mais aussi l'eau, le miel (aliment des dieux), le lait (aliment des nourrissons). Les ménades ont ainsi un rôle nourricier et fécondant. Et "Le surgissement de nourritures liquides sans aucun effort fait penser à l'âge d'or hésiodique", sans travail, mais avec médiation humaine, envers les puissances surnaturelles, accompagnée d'une compréhension de l'équilibre sacré et de l'harmonie divine de la nature : "Dans un tel système de compensation, le rôle des femmes est de protéger, de soigner et de nourrir toute la Physis." Elles partent de leur foyer vers les montagnes, quittant métier à tisser, mari et enfants légitimes, et allaitent des animaux sauvages, vivent une autre maternité, plus large que celle accordée par la cité. Imitant les nymphes elles sont tenues au respect des arbres (fruitiers notamment) et des sources, tandis que les prêtresses font jaillir des liquides nourriciers : "Apparaît alors l'Esprit dans la Nature ; la maternité biologique se révèle insuffisante pour exprimer le féminin ; elle n'est qu'un chemin d'accès à la maternité spirituelle, qui englobe tous les vivants. Ainsi, d'après nos recherches, l'expérience de la transe recouvre celle de l'enfantement et parait chez Dionysos comme l'occasion de réaliser la plus haute spiritualité. Si cette expérience est plutôt celle des femmes, elle s'adresse aussi aux hommes. La paternité est, comme toute la maternité, l'occasion pour tout homme d'accueillir l'Autre, l'Étranger, et d'étendre cet accueil, de façon à embrasser tous les êtres vivants." (p. 214-217)

GUÉRIR ET PROPHÉTISER : THESSALA ET KOSKO

Le ménadisme n'est pas une sorcellerie, mais comme les sorcières les bacchantes opèrent dans le secret et la solitude de la nuit. La Thessalie est alors considérée comme le pays des sorcières, réputées pour fabriquer des philtres et accomplir des prodiges, faisant par exemple descendre la lune du ciel. On a d'autres magiciennes : une qui adresse ses incantations à Hécate et Séléné ensemble, ou Aglaonice une sorcière astrologue thessalienne à la puissante voix et aux guirlandes de vipères dans les cheveux, ou Théoris de Lemnos la guérisseuse qui délivre des philtres et utilise des incantations, ou Chiron qui traite ses patients avec des incantations et des potions, à cette époque ou médecine et sorcellerie sont indissociables. (p. 218)

On a mention de pratiques se rapprochant de la guérison dans le dionysisme. Dans Les Bacchantes d'Euripide, Penthée désigne Dionysos par un mot signifiant enchanteur et magicien qui procède par cris et incantations, alors que chez Platon le poète est assez semblable au chaman, le chant magique contribuant à la guérison étant connu, comme quand les fils d'Autolyses arrêtent le sang noir d'Ulysse, blessé à la cuisse par des sangliers. Dionysos en tant que médecin et guérisseur possède un oracle caché dans une grotte à Amphikleia en Phocide, son interprète étant un prêtre qui prophétise possédé par son dieu, et la Pythie aurait recommandé à des consultants d'appeler Dionysos "guérisseur". Il semble que la guérison était donc pratiquée par les ménades. (p. 219)

Kosko est située vers un lieu nommé "bourgeon de platane" près de la ville, sur l'inscription de Magnésie. Les nymphes sont identifiées aux arbres et c'est leur domaine, tandis que le plus ancien oracle grec, celui de Dodone, était rattaché à un chêne oraculaire. Alors que la belette bacchante peut être rattachée à une sage-femme, Plutarque remarque que beaucoup de gens croient et disent que la belette conçoit par l'oreille et enfante par la bouche, illustrant par là la génération du discours, et Ovide dit que la bouche de Galinthias secoure par un mensonge une femme près d'accoucher et enfante par la bouche : chez la belette la bouche et le sexe se confondent, associant la fonction d'accoucheuse d'enfants et de génératrice de discours. L'énonciation oraculaire est un accouchement par la bouche. Chez Euripide, Tirésias parle d'un Dionysos prophète, d'un délire bachique divinatoire, des effets prophétiques de la mania : proche du mot thyiade, c'est un même verbe utilisé pour désigner le transport prophétique s'emparant des Thries d'Apollon, qui se prête parfaitement à la mania dionysiaque, entre bondissement et possession, en passant par l'enthousiasme. Cassandre et la prophétesse de Claros, entre autres, sont comparés aux servantes du dieu, évoquées par un hymne orphique s'adressant aux nymphes, comme celles qui courent en ligne oblique, ou délirante. Une inscription bachique du Dolicheneum de Doura Europos en Syrie datant du IIIè siècle confirme la fonction divinatoire des bacchantes : "Ici riant avec les Ménades Bromios à la naissance extraordinaire. Et toi qui, bienheureux avec les Ménades, donne des oracles. Et avec les Ménades, Satyres (appelle et danse)!" Chez les Satres l'oracle bachique rend des prophéties aussi similaires et ambiguës que celles délivrées à Delphes. À Aegire en Achaïe, Gaia avait un temple où elle rendait des oracles par la bouche d'une prêtresse qui descendait dans une caverne après avoir bu du sang de taureau. Remarquons qu'il s'agit toujours de femmes, qui peuvent recevoir la vision comme elles peuvent recevoir l'enfant, bref, tout germe de potentialités futures : sang menstruel, spermatozoïdes, embryon, foetus. Selon Plutarque la capacité prophétique vient d'une mise en congé de la faculté pensante, provoquée par l'enthousiasme, comparable aux vapeurs de vin, ou à une lumière de l'âme, éclairant l'avenir révélé à la femme inspirée par Dionysos. Dans le traité Du Sublime de Longin, la pythie est possédée par une vapeur divine qui la rend féconde, comme l'adjectif employé se réfère clairement à la grossesse : la prophétesse est ainsi comparée à une femme enceinte. Un scholiaste de Pindare parle du trépied prophétique de Pytho et dit que Dionysos fut le premier à y monter pour révéler l'avenir. (p. 220)

Selon Apollodore, Apollon arrive à Delphes où Thémis délivre des oracles, et le serpent Python qui la garde veut l'empêcher d'approcher du gouffre, mais Apollon le rue et enlève l'oracle. Chez Euripide Apollon tue le serpent fils de la Terre mais les divinités féminines résistent et Gaia envoie des visions nocturnes aux hommes et reprendre à Apollon l'honneur de prophétiser. Apollon appelle Zeus à son secours et celui-ci met fin aux oracles nocturnes : affranchis de cette mantique des ténèbres, les hommes honoreront pour toujours le chant des oracles. À Delphes, dans le sanctuaire de Python, sous l'omphalos ou près du trépied mantique, se trouvait le tombeau de Dionysos, honoré d'un sacrifice annuel, et tous les neuf ans les thyiades célébraient la fête de l'Héroïs, résurrection de Sémélé, ramenée des enfers par son fils : "Delphes, dont le nom est la forme archaïques du mot utérus, gardait alors sous l'oeil du serpent le secret du nombril, le cordon qui relie la mort à la vie et la vie à la mort." (Clara Acker) Avec Apollon, père d'Orphée selon une scholie à Pindare, la transe prophétique s'assagit, obéissant à des règles plus strictes : les prêtresses ne dansent plus à Delphes, dont la porte était originellement la bouche de Gaia. On reconnaît alors la volonté des dieux en interprétant les signes de la nature, mais la prophétie jaillissant de l'enthousiasme est vraisemblablement empruntée à Dionysos. La Pythie devant tressaillir de tout son corps en convulsions pour prophétiser. Le terme bachides désigne le prophète extatique, et c'est des nymphes que Bakis tient son don de prophétie. (p. 224)

Dodone est le plus vieux sanctuaire de la Grèce, sa prêtresse Péléiade a été appelée la "pythie du chêne" dans un texte de Suidas, également associées dans le Phèdre de Platon : les femmes prêtresses y sont prophètes, chantant la Terre mère. Elles racontent que l'oracle est né après que deux colombes noires se sont envolées de Thèbes, l'une vers la Libye et l'autre vers l'Épire, celle-ci se posant sur un chêne et demandant d'une voix humaine d'y établir un oracle de Zeus. Le mot grec pour colombe a le sens de vieille femme dans la langue des Molosses et des Thesprotes habitant l'Épire, et en Crète minoenne on trouve la colombe associée à la déesse-mère, représenté dans un culte dodonéen par Dioné, identifiée à Aphrodite ou à la mère de Dionysos. À Dodone, Dionysos est en effet le fils de Dioné, et le Zeus Naïos de Dodone a un aspect humide le rapprochant de Dionysos. Les danseuses extatiques de Dionysos ont donc sûrement originellement une fonction oraculaire et prophétique. (p. 226)

Dans la philosophie platonicienne la figure de Socrate puise dans le fonds immémorial de la sagesse dionysiaque, pour forger l'essence du travail philosophique, sa mère ayant été une sage-femme : la maïeutique ou l'art d'accoucher les esprits. La possession de nymphes est évoquée par Platon comme trouble divin que Socrate dit éprouver sur les bords de l'Ilissus, et de même il vantera les mérites du délire comme don divin, bien qu'il s'appuie sur le dualisme et le rapporte à l'âme. Platon fait de la mania ce qui suscite le don de prophétie, écartant par les prières et les rites, les maladies et les épreuves, causées par d'antiques ressentiments divins. Tout ceci est dans le Phèdre, où Socrate rapporte également à Dionysos l'inspiration initiatique : voici donc réunis mania, prophétie et initiation dans la sphère d'action dionysiaque. (p. 227)

Dans Le Banquet, Socrate reconnaît l'amour comme étant son unique savoir, qui lui vient d'une prêtresse de Mantinée qu'il appelle l'Étrangère : Diotime. Socrate prend comme modèle le corps féminin : fils de sage-femme se disant accoucheur d'âmes. Diotime pose une question à Socrate : "Qu'est-ce qu'aime l'amant des belles choses?", et Socrate répond que l'amant désire posséder l'objet de son amour, réponse masculine qui laisse Diotime insatisfaite, et qui oppose une sensibilité féminine où l'objet n'est pas de nature acquisitive, mais procréatrice, modèle érotique tournant autour de la fécondité, la conception, la gestation et l'accouchement. Le désir érotique y est une excitation provoquée par la grossesse et atteignant son climax dans l'accouchement. L'amoureux aspire à enfanter et procréer dans la beauté et aime les beaux corps plutôt que les laids car il est enceint. La nature démoniaque de l'amour fait de lui un intermédiaire entre les humains et les dieux, pour se lier au tout, et a fait venir au jour la divination et la prédiction. Socrate n'était pas si théorique et apollinien que ça : il a mis la philosophie en rapport étroit avec Éros, la grossesse et l'accouchement, prenant le corps de la femme comme modèle. (p. 228)

Récapitulons : "La ceinture en peau de serpent, insigne de la dernière étape initiatique, symbolise les pouvoirs de l'animal, médicinaux, fécondants et prophétiques. L'inscription de Magnésie nous a permis de confirmer l'existence d'un rapport des prêtresses de Dionysos avec la conception, l'accouchement et le rôle nourricier, mais aussi avec la sorcellerie et la guérison, comme avec la prophétie. À travers le symbolisme de la belette, un hymne à Dionysos nous a amenée à concevoir le rôle de sage-femme exercé par les Bacchantes. L'allaitement des animaux sauvages, la sauvegarde des sources et des arbres fruitiers prouvent que la maternité dionysiaque n'est pas exclusivement réservée aux enfants légitimes mais, bien au contraire, s'étend à toute la Nature. Le mot grec Physis vient du verbe (??? mon clavier n'écrit pas en grec) qui signifie pousser, faire croître, faire naître ; le concept se trouve ainsi dès le départ associé à la puissance vitale. Les présocratiques tels Empédocle, Héraclite et même Anaximander comprenaient bien la Nature comme un équilibre sacré entre les puissances opposées. Sans pouvoir aller plus loin, faute de documents, il nous semble que la Physis était, dans le dionysisme, sinon pensée, du moins ressentie comme un mouvement harmonieux et circulaire entre la vie et la mort, la féminité assumant un rôle vital, nourricier et protecteur. / le corps des femmes, qui entretient un rapport particulier avec la lune et avec toute la Nature, obéissant à un rythme cyclique, est dans le dionysisme le paradigme d'une révélation sacrée, fondatrice d'une éthique. / Nous avons évoqué aussi les aptitudes médicales des prêtresses de Dionysos, fondées sur leur connaissance des herbes et des incantations. Les prêtresses pouvaient aussi prophétiser, à travers l'extase et la rencontre avec le dieu. Nous avons vu qu'il est probable que les Bacchantes étaient les ancêtres des prophétesses grecques. Puis nous avons essayé de montrer ce que la naissance de la philosophie doit à la pensée religieuse et notamment combien la conception socratique de l'Amour et la célèbre méthode de la maïeutique peuvent devoir à la religion dionysiaque. / Nous voyons donc comment le rituel initiatique des Bacchantes est mystique dans le sens d'un mysticisme du corps, et divinatoire, étant solidaire de la mythologie dionysiaque qui, refusant le mariage tel qu'il est symbolisé par Héra, accueille néanmoins la sexualité "sauvage" et exerce une maternité bien plus large que celle permise par la Cité, telle qu'elle est symbolisée par Athéna. / Le rituel féminin des Ménades associe la danse, la divination et la sexualité des femmes, confondant les produits biologiques (les enfants) et les produits spirituels spirituels (les oracles), tous deux enfants de la danse sacrée. La Physis est normative dans la religion dionysiaque, c'est la raison pour laquelle cette religion était particulièrement adaptée aux femmes, dont le corps même est le signe transparent de la divinité. C'est dans doute pourquoi aussi il revient aux femmes plus qu'aux hommes de garantir le principe éthique dionysiaque fondamental : celui du respect de la vie sous toutes ses formes. / Cela semble donc confirmer nos intuitions concernant le rôle de Dionysos à l'intérieur du Panthéon hellénique : celui de défenseur d'une autre logique, tributaire sans doute d'une idéologie où la femme était gardienne des valeurs vitales. / La progression initiatique que nous avons voulu imprimer à cette partie de notre travail aura, nous l'espérons, jeté quelque lumière sur la véritable transformation dans laquelle consiste le ménadisme. Au lendemain de ses premières règles, toute nymphe est prête pour porter le thyrse et chanter l'Evohé. Elle danse en imitant les femmes qui elles-mêmes bondissent frénétiquement. Par l'imitation de l'animal, les femmes cherchent à changer de régime sensoriel et cette recherche équivaut à une hiérophanisation de toute l'expérience sensible. La transe, grosse de riches promesses, suit le sacrifice sexualisé de l'homme et l'avalement de son sang vital. / Après l'accouchement, les femmes semblent déjà avoir atteint un stade spirituellement supérieur, puisqu'elles intègrent à leur maternité les enfants des autres, femmes ou animaux, dans un allaitement rituel, et même les arbres fruitiers et les sources. Le troisième degré initiatique, marqué par l'usage de la ceinture, consacre l'activité magique, médicale et prophétique des Bacchantes. Ainsi, au fur et à mesure des transformations de leur corps, les femmes progressent sur le chemin initiatique jusqu'à l'ouverture spirituelle maximale, qui permet tous les types d'accouchement. Le corps des femmes est donc le paradigme de la révélation mystique. La religion dionysiaque tourne ainsi autour d'une expérience physique proprement féminine : expérience de folie, expérience de rencontre personnelle avec le dieu ; l'irrationalité transformatrice de la vie fait danser ensemble l'effort de la chair et l'accomplissement de sa prophétie, pour fonder une éthique en parfait accord avec la Nature." (p. 229-331)

III - LA TRAGÉDIE, LA COMÉDIE ET LES FEMMES

Comment s'est opérée la transition du rituel dionysiaque au spectacle théâtral? Aristote voit l'origine de la tragédie dans une improvisation due aux chefs de choeur du dithyrambe, mot d'origine égéenne dont la plus ancienne mention date de la première moitié du VIè siècle av. JC, dans un fragment d'Archiloque de Paros, et qui atteste son caractère essentiellement dionysiaque. Pendant le dithyrambe on exécutait une danse en cercle tumultueuse au son d'une musique aux modalités orientales, sur le mode phrygien, en principe formée de 5à personnes couronnées de fleurs et de lierre, danse dont le nom rappelle des mouvements et mimiques passionnés, signifiant agiter ou s'agiter, confusion et tumulte. Une pièce perdue d'Eschyle évoque : "Les cris du dithyrambe doivent accompagner Dionysos dans ses fêtes" et Plutarque : "les dithyrambes sont des poésies pleines de sentiments violents et de mouvements exprimant le trouble et l'égarement." Comme dans le fragment 148B de Simonide, à l'époque archaïque le dithyrambe peut être interprété par un choeur de femmes. (p. 235)

Dans le Phèdre Socrate prévient son ami qu'au fur et à mesure de son discours il peut finir possédé par les nymphes et ses paroles ne seront plus bien loin du ton dithyrambique. Pindare affirme que le dithyrambe des premiers aèdes n'est pas celui des poètes plus récent : il y a donc eu évolution du genre. Athénée distingue trois genres de danse théâtrale : la danse tragique (emmeleia) la danse comique (cordax), et la danse satyrique (sikinnis), les choeurs dithyrambiques étant circulaires et les choeurs dramatiques rectangulaires. La danse intervenait en même temps qu'apparaissait le choeur, dont la danse la plus importante était d'une émotion souvent mesurée, contenue (stasima), la flûte étant l'instrument prédominant dans la tragédie. (p. 236)

L'étymologie de tragédie est tragoidia, où ode évoque le chant et tragos le bouc, animal le plus souvent consacré à Dionysos : on devait peut-être y sacrifier un bouc. Mais un autre sens de tragos est "puberté", attesté chez Hippocrate et Aristote, et renverrait donc aux rituels de passage correspondant à la mue de la voix, sachant que selon une croyance populaire grecque qu'on retrouve chez Eschyle les femmes changeaient de voix lors des relations sexuelles. La jeune femme quitte la tutelle d'Artémis, entre sous celle des nymphes, ceci jusqu'à l'accouchement : "Voici le moment venu pour chanter le chant du désir, puis le chant de douleur qui accompagne la naissance de l'enfant et élève la femme à son nouveau statut, celui de mère." Hésychius atteste l'existence de ménades revêtues de peau de bouc célébrant l'orgie dionysiaque. (p. 237)

Comment passe-t-on du rite religieux au spectacle? Pendant les Agrionies d'Orchomène, le prêtre de Dionysos poursuit la race de la bonne épouse (et mauvaise mère) jusqu'à la rivière et a même le droit de tuer celle qui se fait attraper, rituel qui rappelle le bain des Proétides dans une source qui provoque l'horreur du vin, sentiment caractéristique des femmes en début de grossesse : retenons ici que le rite possède une potentialité spectaculaire. Hésychius met les Agriana d'Argos en rapport avec les Proétides, en particulier Iphinoé, qui guérie par la grossesse dans une version, doit mourir pour échapper au mariage dans la version orphique. À Argos donc les mêmes Agrionies fêtent la bonne mère, enceinte et non mariée : durant ces mystères les femmes cherchent Dionysos et reviennent en disant qu'il s'est caché parmi les muses. Elles se réunissent autour d'un banquet et se proposent des devinettes, ou encore mangent du lierre, plante aux propriétés extatiques exclue des sanctuaires d'Héra, et à Thèbes au IIIè siècle av. JC, les Agrionies réunissaient un sacrifice triétérique et un Agon interprété par les artistes des Jeux Néméens et Isthmiques, jeux à la périodicité triétérique, comme les rites des bacchantes, en rapport avec à Ino et Mélicerte. Agrionies, théâtre et activité des bacchantes sont donc liés : "Agon triétérique dont les rapports avec le mythe de Dionysos thébain, ainsi qu'avec Ino et Mélicerte, n'étaient sans doute pas fortuits, les Agrionies touchent donc aussi l'activité des Bacchantes, le refus de l'épouse et l'honneur de la mère." (p. 238)

Au début du printemps à Athènes les Grandes Dionysies duraient trois jours et étaient associées entre autres au concours des dithyrambes et aux sacrifices sanglants. Les fêtes urbaines en mars-avril partageaient trois aspects avec les Dionysies rurales : la pompé, la phallophorie, et le komos. La pompé (procession) commence au temple près de l'Académie où on a transporté la statue du dieu, et se termine à son sanctuaire sur le versant sur de l'Acropole, puis au théâtre, centre des étapes de la fête. Cette pompé où l'on voit l'Archonte en tête, suivi des éphèbes armés, des canéphores, des chorèges et choreutes, est déjà un compromis entre Dionysos et a Cité, célébration moins sauvage et égalitaire, moins anarchique et orgiaque comme devaient l'être les Dionysies rurales ou les Lénées. (p. 239)

Après le sacrifice d'un taureau, un grand banquet, une phallophorie, le transport de la statue au théâtre, la nuit à la lumière des torches, tout était prêt pour le début des concours dramatiques, le lendemain : d'abord deux jours pour les dithyrambes, puis trois pour les tragédies et les comédies. Cette fête est utilisée et instrumentalisée par les tyrans et la cité démocratique : "Les Grandes Dionysies semblent être un développement des Dionysies rustiques et en tout cas, telles qu'elles existent au Vè siècle, elles sont une création de Pisistrate." Mais même la tragédie met en cause les valeurs défendues par la Cité durant une fête censée souder les Grecs dans leur ensemble. La fête se déroulait selon un schéma tripartie : pompé, âgon et komos (mise à l'écart, confrontation, relâchement par le rire). On assistait à ces pièces comme on participait aux mystères, en frères : "L'affliction est en tout cas suivie de joie comme dans la majorité des mystères païens." Il y a une puissance mystérieuse qui dépasse l'ordre de la cité, et qui est mise en spectacle, et que l'on contemple : theatron vient du verbe theaomai qui signifie "regarder avec émerveillement". Les hommes sur scène interprètent autant des rôles masculins que féminins, acceptant ainsi le dionysiaque en eux et dans la cité. Pausanias affirme qu'Eschyle s'est mis à écrire des tragédies après que Dionysos lui est apparu en rêve et lui ai demandé d'en composer. Hypéride rapporte, à l'époque d'Eschine et de Démosthène, une allocation était attribuée aux citoyens pauvres pour payer leur place au théâtre, dans l'enceinte duquel existait par ailleurs un temple de Dionysos où était exposée son image, qu'au centre de l'orchestra se dressait un autel de pierre (thymelê), et que sur les gradins à la place d'honneur un siège sculpté était réservé au prêtre de Dionysos. (p. 240)

Le rituel ménadique garde ses empreintes dans le théâtre tragiques : les femmes sont garantes des lois naturelles et opposées à celles de la cité, la joie dionysiaque est surtout présente dans Les Bacchantes d'Euripide et Les Trachiniennes de Sophocle, et les femmes tragiques délirent toutes sur scène à un moment ou à un autre : Io, Phèdre, Hermione, Electre, Cassandre, Hélène, Antigone, sont nommées Bacchantes et Andromaque est déjà une Ménade depuis Homère (des hommes aussi sont en mania : Ajax, Oreste, Héraklès, etc). L'emplacement originel du théâtre de Dionysos dans la cité se trouve dans l'agora, place du marché appelée parfois espace de danse (khoros) : "Dans la tragédie, la pensée traditionnelle, mythique, rencontre la nouvelle rationalité orientée vers les besoins de la polis." La tragédie exprime le triomphe des valeurs de la cité : les femmes finissent mortes, par meurtre ou suicide. Précisons que les femmes n'étaient pas citoyennes mais ont pourtant ici des comportements transgresseurs (Antigone, Cédée, Clymnestre, Phèdre, Hélène). (p. 242)

PROMÉTHÉE ENCHAÎNÉ

Le mythe raconte que le Titan Prométhée, cousin de Zeus, trompe celui-ci par la ruse à deux occasions. D'abord lors d'un sacrifice où Prométhée prépare un boeuf en deux parts, l'une dont la peau recouvre la chair et les entrailles, l'autre seulement replie d'ossements, et demande à Zeus d'en choisir une, l'autre allant aux hommes. Zeus, bien qu'ayant des dons de prescience, et dont le comportement carnassier est inhabituel, choisit la part osseuse et, réalisant qu'il est trompé, le reste allant aux hommes, il prive ceux-ci du feu. Alors Prométhée dérobe le feu par la ruse, et le donne aux hommes : Zeus le punit et l'enchaîne à un rocher du Caucase par Héphaïstos, qui n'est que fils d'Héra et qui pourtant se réclame de ce père autoritaire et digne de respect. Zeus apparaît chez Eschyle comme un jeune chef arbitraire et capricieux, qui établit de nouvelles lois en éradiquant les représentants divins de l'ancienne loi. (p. 246)

Les Océanides, filles d'Océan et de Téthys, proches des nymphes (l'une d'elle s'appelle même le nom de la fameuse nymphe Calypso), personnifiant les ruisseaux et les sources, pleurent et se joignent à Prométhée, contre le pouvoir tyrannique de Zeus, et en cela risquent leur vie ; il est aussi dit que sur le sol voisin les Amazones souffrent avec Prométhée. Pourtant le Titan, enchaîné par punition par Zeus qui se défie de ses amis comme tous ceux qui accèdent au pouvoir suprême, aida celui-ci contre les Titans et lui permit de remporter la victoire : de même à l'origine de tous les arts il apprit au humains les secrets des levers et couchers des astres, leur montra comment mélanger les baumes qui écartent la maladie, et classa les mille formes de l'art divinatoire. De sa mère Gaïa ou Thémis, Prométhée a la connaissance de l'avenir, il est "celui qui comprend avant", prédit à Zeus sa propre chute par la ruse et non la violence, en contractant un hymen qu'il aura un fils plus fort que lui. Seul un descendant d'Io pourra délivrer Prométhée malgré Zeus et ainsi écarter le sort, elle qui fut transformée en vache par Zeus et persécutée par la haine et le taon d'Héra, elle qui apparaît sur scène déjà en transe, tournoyant, en course, en errance faite d'agitation, bondissant, traversée de spasmes et d'élans impérieux : Io dit que sa forme et sa raison s'altèrent à la fois, sa transformation animale symbolisant ici la disparition de la raison. (p. 248)

Victime d'Héra, pour avoir éveillé le désir de Zeus, elle se réjouit de la prédiction de Prométhée, qui dit qu'un de ses descendant le détrônera. On peut y reconnaître Héraklès qui en descend par la branche des Danaïdes, mais aussi Dionysos par Agénor, dont Diodore dit par ailleurs qu'il est fils de Zeus et de d'Io, avec qui il partage la caractéristique d'avoir des cornes. Et de plus ce sera par la violence et non la ruse, or Dionysos naît après l'avalement de Métis (la ruse) par Zeus, là où Héraklès est fort mais sans ruse, et comme mortel n'ayant pas en tête de se révolter contre les maîtres de l'Olympe, leur étant soumis, son nom même signifiant "la gloire d'Héra", alors que Dionysos n'aura de cesse de se venger d'Héra, portant sa mère et sa compagne au ciel malgré la déesse du mariage. (p. 250)

Lorsque Prométhée refuse de dévoiler le nom de celui qui chassera Zeus à Hermès, le Titan traite celui-ci de serviteur de jeune tyran, et Hermès le rétorque qu'il délire et qu'il est fou, le comparant à un poulain mordant le frein, novice au joug, résistant et se battant contre les rênes. Ce symbolisme du jeune cheval indompté par le mariage, le rapproche des bacchantes, qui sont des pouliches chez Euripide. Son joug n'est pas le mariage mais la soumission à Zeus ; le joug ou le taon d'Io la soumet au pouvoir d'Héra, elle était un symbole de la résistance au mariage ; le pouvoir tyrannique de Zeus sur Prométhée est analogue à celui de Créon sur Antigone. Mais bref, ce pouvoir est lui-même dépassé par la toute puissance du destin et de la nécessité, gouvernés par les Parques et les Erinyes. (p. 251)

Clara Acker : "Prométhée enchaîné est une tragédie dans laquelle s'affrontent deux conceptions du monde et ce n'est pas par hasard si souvent qu'il y est question des liens du sang, de la terre "mère des êtres", de Gaia, "forme unique sous maints nom divers", et si le héros tragique finit son invocation par un appel à la majesté de la mère. Dans cette tragédie, Eschyle oppose le nouveau pouvoir, arbitraire et violent, de Zeus, à l'ancienne connaissance, héritée de la lignée matrilinéaire, de la prophétie de Prométhée. Nous avons vu que les Océanides, très proches des Nymphes, n'abandonnent pas Prométhée et compatissent à ses souffrances. La connaissance prophétique prévoit que seul un fils d'Io pourra renverser Zeus et libérer Prométhée et nous avons expliqué pourquoi nous pensons qu'il s'agit de Dionysos. Le pouvoir arbitraire de Zeus est donc passager : Dionysos viendra et, se réclament d'une filiation matrilinéaire, renversera Zeus." (p. 253)

ANTIGONE

C'est un conflit similaire chez Antigone qui veut savoir si sa soeur Ismène est digne du sang qui les unissent à leur frère Polynice, mais celle-ci se sent incapable d'agir contre le gré de la cité, puis quitte Antigone en la traitant de folle. En effet les deux fils d'Oedipe, Polynice et Etéocle, se sont entretués pour le pouvoir royal, le premier en donnant l'assaut à Thèbes et le second en la défendant, le premier étant interdit d'ensevelissement, et étant rattaché au délire frénétique, bakcheuon, pareil à une bacchante, et représentant les forces qui s'opposent à la cité, mais aussi les forces féminines niées par son frère : dans Les Sept Contre Thèbes d'Eschyle, Etéocle est caractérisé par une violente misogynie. Créon quant à lui est issu de la race des Semés, née des dents du dragon tué par Kadmos, et symbolise l'autochtone qui tend à nier le rôle de la femme de la conception : ce nouveau chef de Thèbes justifie son droit au trône par le sang qui le lie à cette filiation et son droit sur Thèbes par son mariage avec Jocaste. Mais c'est justement Antigone et Ismène qui sont le plus proche du droit du sang, et l'oubli révélateur et misogyne se confirme dans son dialogue avec Hémon, son fils, qu'il accuse d'être champion de la femme, de se mettre aux ordres d'une femme et d'en être l'esclave. C'est un tyran au jugement arbitraire, inventant un droit dont les liens matrimoniaux sont fondés sur le sang et dans lequel les liens de sang fondés sur la nature sont niés, refusant d'obéir à un autre principe que celui de sa volonté, plein de soupçon et de méfiance envers tous, exigeant une obéissance au chef dans le juste comme dans l'injuste, son fils lui reprochant de prétendre être le seul à avoir raison, interdisant d'enterrer le cadavre de Polynice même si cela va le réduire au statut de charogne, cette punition du mort faisant partie de la législation répressive des cités grecques et d'Athènes, appliquée aux traîtres et aux sacrilèges. (p. 254)

Antigone comprenant qu'il sera offert ainsi aux animaux sauvages, elle enterre son frère, et Créon cherche qui a eu l'audace de faire cela, tandis que le choeur évoque la possibilité que ce soit les dieux qui l'aient fait, se faisant ainsi traiter de fou par Créon hors de lui, les dieux ne pouvant pas s'intéresser à un mort qui a trahi sa cité. Dans cette pièce l'ode à l'homme civilisateur oppose la raison aux animaux sauvages qui courent les monts : le cheval et le taureau, le premier étant mis en rapport avec les ménades par sa chevelure (qu'elles dénouent en arrivant sur la montagne), le second étant le symbole animal de Dionysos. Le joug revient encore, instrument rationnel et civilisateur rendant l'homme maitre de la nature sauvage, les charrues le rendant maître de l'agriculture, tourmentant la déesse terre, dont l'homme fait partie : cette ode loue l'homme et le sépare de la nature, faisant de lui un deinon, la plus merveilleuse et terrible des créatures, animée par la tolma, démérité accompagnée d'une confiance excessive et aveugle en la raison, justifiant la suprématie de l'homme sur les animaux et la nature, raison qui à l'excès se transforme en folie. Au théâtre, le bouc de Dionysos est sacrifié, mais sa voix prophétise pour l'avenir de l'humanité : "savoir n'est pas sagesse". Antigone a le coeur chaud pour ceux qui sont froids et cette fille à l'âme aux rafales de vent connaît les orgies dionysiaques, comme l'indique son père dans Les Phéniciennes d'Euripide : "Va du moins trouver Bromios, et l'enclos interdit sur le mont des Ménades" et elle lui demande : "Lui pour qui, parmi les Cadméennes, vêtue de la peau du faon, j'ai autrefois, sur les montagnes, conduit en dansant le cortège sacré de Sémélé?", et même si son hommage aux dieux n'a pas été payé de retour, c'est qu'honorer Dionysos n'est pas comme pour les autres dieux, mais plutôt pour les forces opposées à la cité tyrannique. Antigone oppose aux décrets de Créon les lois non écrites, inébranlables, des dieux, et sait qu'elle semble agir en folle, bien que le fou pourrait bien être celui là même qui la traite de folle, elle croissant la justice qui habite les dieux souterrains, reposant sur les lois non écrites, et se heurtant contre la justice olympienne. Tirésias rappelle à Créon cette séparation entre deux conceptions du droit : "Tu as précipité des vivants chez les morts" (Antigone) et "tu retient sur la terre un mort qui appartient aux dieux infernaux" (Polynice) : le mort est privé de ses droits, dont ni Créon ne l'Olympe n'ont l'autorité d'usurper aux dieux souterrains. (Note perso : c'est donc bien une bataille de dieux par humains interposés). Le devin identifiant la justice de Créon à celle de l'Olympe il l'oppose à celle des dieux souterrains : deux justices s'affrontent et Antigone incarne la loyauté féminine, impliquant les liens créés par la maison, mais aussi ceux de la naissance, de la matrice, respectant ceux issus des mêmes entrailles, contre l'éthique civique et masculine de Créon, qui méprise les liens du sang entre Antigone et Polynice, entre Eurydice et Hémon, nom qui rappelle le sang, qui essaiera de le persuader de ne pas tuer Antigone. (p. 256)

Dans ses dernières paroles Antigone se cherche un héros exemplaire et choisit Niobé, reine et mère transformée en rocher mortelle devenue une partie de la nature sauvage pour toujours exposée aux éléments contre lequel la civilisation s'abrite. cette "étrangère phrygienne" perdit ses enfants sur l'ordre de Léto, qui se vantait d'être plus heureuse avec ses six (sept ou dix) enfants de chaque sexe, que la déesse qui n'en avait qu'un. L'Iliade raconte que les enfants de Niobé restent dix jours sans sépulture et le onzième jour les dieux les enterrent eux-mêmes. Mère et fière de l'être, Niobé est transformée en rocher mais ses yeux continuent de pleurer et on montre la roche d'où coule une source : "Transmuée en une partie de la nature sauvage, Niobé humanise en même temps cette nature par ses larmes, ô combien proches de celles de Déméter." Antigone est conduite en prison et le choeur rappelle l'histoire de Danaé, prisonnière d'une geôle de bronze, victime innocente de la passion de Zeus, puis cite Lycurgue le fils de Dryas, qui prétendait interrompre des femmes qu'inspirait un dieu, éteindre les torches qui suit l'évohé", et Dionysos le punissant en l'enfermant dans un cachot. Ces exemples rappellent le destin d'Antigone et de Créon, chacun frappé par la divinité qu'il refuse : Antigone finit dans une caverne, comme Danaé qui finit doit payer le joug de Zeus et finit dans une prison-sépulture, puis Créon comme Lycurgue doit payer sa dette envers Dionysos, et finira coupé dans son élan frénétique, avouant sa folie. L'hyporchème (chant choral avec danse pantomime) d'Antigone est le passage où Dionysos tient la place la plus importante dans l'oeuvre de Sophocle, quand le danger la menace et que le choeur croit que cette menace sera conjurée et cède à la joie, évoquant Dionysos, protecteur de Thèbes, la cité mère des bacchantes, chantant : "À cette heure où notre ville entière est en proie à un mal cruel, viens à elle et, d'un pied qui lui doit porter la guérison, franchis les hauteurs du Parnasse ou le détroit gémissant", la cure de la ville dépendant ainsi du sort d'Antigone, le dieu est salué comme celui qui mène le choeur des astres enflammés. Dans le parados, le choeur chante la victoire de Thèbes et souhaite que Bacchos en personne dirige le cortège qui, toute la nuit, ira de sanctuaire en sanctuaire : "Dirigeons-nous donc tour à tour vers tous les temples de nos dieux, / en formant des choeurs pour la nuit entière et qu'à notre tête avance Bacchos, ébranlant le sol thébain sous ses pas". Clara Acker : "On peut penser que ce passage évoque les fêtes nocturnes de Dionysos, où le dieu affirmait son caractère mystique. La purification demandée par les Thébains ne paraît pas exiger d'autre rituel que les manifestations exaltées du thiase..." Mais Antigone se pend, Hémon se suicide aussi et Créon n'a plus d'héritier : Thèbes n'est pas guérie. (p. 258)

Clara Acker : "Avec le Prométhée enchaîné nous avons vu comment les liens du sang semblent propres à une culture féminine ; avec Antigone ses liens sont précisés par la "matrice commune" et fondent un droit opposé au droit olympien : le droit naturel, qui repose sur des lois non écrites. Ce droit, égal pour tous, est ici défendu par une femme, une femme en délire, qui a osé défier le pouvoir politique. Antigone est selon ses propres mots "de ceux qui aiment, non de ceux qui haïssent." / Que doit Antigone en tant qu'héroïne tragique au rituel ménadique? Elle semble lui devoir précisément ses valeurs féminines et vitales, fondées sur le sang maternel, ainsi qu'une conception du droit, égal pour tous, qui s'oppose au droit positif fondé sur les distinctions. Antigone est l'exemple même de la Bacchante ; dans son enthousiasme dionysiaque, l'héroïne traverse les siècles en donnant un exemple impérissable de force et de courage devant le pouvoir politique et rationalisateur : la sagesse est une folie." (p. 260)

L'ORESTIE

Agamemnon est la première des trois tragédies qui composent le cycle de l'Orestie : Troie est déjà prise, Agamemnon a immolé Iphigénie sur l'autel des dieux de la Cité, le sang de sa fille ayant garanti le sang des hommes grecs de ne pas couler en vain. Clytemnestre est révoltée par cet assassinat, le roi ramène de Troie la fille de Priam, Cassandre, dont on sait dans la tragédie Hécube qu'elle est une suivante de Dionysos. Mais Apollon, en l'amenant chez Clytemnestre, perd Cassandre, et fera que ses oracles ne seront pas crus, la prophétesse mourant tuée par la femme jalouse de sa liaison avec Agamemnon : "Le meurtre par la femme de son époux infanticide est le propre d'une justice qui, étant à la limite de la culture, ne peut se réclamer que de la nature. La justice d'Agamemnon s'exerce au nom de la Cité, celle de Clytemnestre s'exerce au nom de la maternité." (p. 262)

Le cycle continue avec Les Choéphores, où Oreste, fils d'Agamemnon conseillé par l'oracle d'Apollon, vient venger la mort de son père en projetant d'assassiner sa mère Clytemnestre, se plaignant que les conquérants de Troie soient ainsi les serfs de deux femmes, faisant aussi référence à Egisthe qu'il accuse d'être efféminé. Oreste est introduit dans le palais avec son ami Pylade, et les femmes du choeur adressent une prière aux dieux que le crime les intéressant n'ait pas lieu : Zeus, Hermès, et Apollon, ces deux derniers étant les gardiens du palais, le premier comme gardien de l'empire paternel, le second comme motivateur de ce meurtre. Par sa qualité Hermès est à l'origine du rêve de Clytemnestre, où elle accouche d'un serpent qui lui suce le sein, mélangeant lait et sang maternels, rappelant la blessure au sein d'Héra, qui immortalisa Héraklès en lui faisant téter. La mère montre son sein à Oreste pour le retenir du matricide, tandis que le choeur enjoint à Oreste, lorsque Clytemnestre lui criera ""Fils!", de dire "De mon père" au moment du meurtre : anticipation des Euménides où Apollon affirme que ce n'est pas la mère qui enfante, mais le père qui féconde. Droit féminin du ventre contre droit masculin de la race. Oreste hésite, encouragé par Pylade à accomplir l'oracle, perd la raison et voit des femmes vêtues de noir, enlacées de serpents innombrables : ce sont les chiennes irritées de Clytemnestre, les Erinyes, dont la justice repose sur leur fonction de vengeresses du sang versé, ces filles de Gaïa et du sang d'Ouranos, qui châtient surtout les crimes commis à l'intérieur de la famille. En Grèce l'homicide était une souillure religieuse et, ayant fait couler du sang, exigeait une purification : c'est ce qu'Oreste entreprend en allant à Delphes pour fuir le sang d'une mère qui est aussi le sien. (p. 263)

Dans Electre, la fille d'Agamemnon voudra venger son père en tourmentant sa mère et son amant, reprochant à sa coeur sa lâcheté, se faisant fille de sa mère plutôt que fille du plus noble des hommes, la femme étant un vain fardeau pour la terre, tandis que dans Les Choéphores, elle nous dit que la Terre enfante seule tous les êtres et les nourrit, pour en recevoir à nouveau le germe fécond, cet éloge de la terre étant une façon de nier la maternité de Clytemnestre, de même qu'elle justifie la mort d'Iphigénie, due à Artémis réclamant ce sacrifice contre le cerf tué dans son enclos sacré par Agamemnon. Electre si proche d'Athéna quand le choeur dit que jamais fille ne fut autant fille de son père, elle qui accuse sa mère de coucher avec le complice du meurtre de son père, lui donnant des enfants et rejetant ses enfants rejetant ses enfants légitimes, naguère issus d'une union légitime, bien que ces noces résultaient d'une série de violences commises par Agamemnon, épousant Clytemnestre malgré elle, comme il a tué son premier mari Tantale, broyé vivant contre terre son nouveau-né, brutalement arraché à son sein, ce qu'elle confie dans Iphigénie à Aulis. (p. 265)

Dans la tragédie des Euménides, enfin, Eschyle met en scène la pythie adressant une prière aux premières prophétesses du lieu : la Terre, suivie par ses filles, Thémis et Phoibé, successions sans violence bien que Phoibé cède sa place à Phoibos qui délaisse Délos et s'en va aux rives de Pallas, les enfants d'Héphaïstos lui ouvrant le chemin, apprivoisant pour lui le sol sauvage. Zeus l'a rempli de sa divine science et l'assied sur le trépied, comme quatrième prophète. La transmission de l'oracle était donc avec les déesses assurée de mère en fille, alors qu'avec le nouveau dieu instauré par Zeus c'est une transmission masculine qui prévaut. Loxias parle ici pour Zeus son père, comme l'assure la pythie, qui profère alors une salutation aux nymphes de l'antre corycien, asile des oiseaux où règne Bromios, puis on sait que les oracles d'Apollon sont des ordres de Zeus, directement impliqué donc dans le meurtre de Clytemnestre. (p. 267)

Le choeur des Erinyes exige réparation quant à ce meurtre, et Apollon conseille à Oreste de gagner Athènes et de s'asseoir et d'embrasser la statue de Pallas Athéna, déesse masculine tout acquise aux mâles. Comme Prométhée le fera pour Zeus, les Erinyes déclarent aux fils de Zeus qu'il n'est qu'un larron, qu'il est jeune et qu'il écrase d'antiques divinités, Apollon les traitant alors de furieuses, de vierges maudites, de vieilles filles d'un antique passé, elles étant exécrées des hommes et des dieux de l'Olympe, qui poursuivront Oreste jusqu'à ce qu'il atteigne Athènes. Ces filles de la nuit sont appelées "Justicières" par Hérodote, comparées aux gorgones par la pythie et traitées de serpent à l'aile blanche par Apollon, comme Pausanias rapporte qu'elles portent des serpents dans les cheveux, ce qui les rapproches ainsi des bacchantes : dans l'iconographie on a du mal à les distinguer des bacchantes, comme elles portent des torches ou des baguettes, parfois vêtues de la même façon. Pour elles, Oreste doit payer son crime car il a fait couler un sang qui est le sien, droit de sang opposé par Apollon à celui fondé sur le mariage, pacte garanti par Héra et Zeus, or elles représentent une époque du droit familial dominé par le lien de la consanguinité, tandis qu'Apollon est un défenseur partial du mariage, lui pour qui le meurtre d'Agamemnon par Clytemnestre est grave parce qu'il y porte atteinte, qui trouve que le meurtre de l'époux est plus grave que le matricide : "Nous voyons ici se dessiner les contours de deux "factions", l'une regroupant Zeus, Héra, Oreste, Hermès et Apollon, l'autre réunissant Dionysos, Prométhée, Antigone, Clytemnestre et les Erinyes." Et "Alors, puisque pour Apollon les mères sont des étrangères, la maternité est cantonnée du côté de l'étranger et donc de Dionysos." Apollon présente Oreste comme un allié d'Athéna : lui se demande s'il est du même sang que sa mère (reniement absent dans Les Choéphores), et elle est née de son père (Zeus a avalé Métis). C'est finalement ces derniers qui triomphent par un vote démocratique qui profite à Oreste : "Dans Les Euménides, le droit plus ancien, fondé sur le sang, est vaincu par le mariage contractuel, fondement même du droit olympien, dans lequel l'importance est donnée à la légitimité des fils." (p. 270)

Il existe donc dans les textes tragiques une opposition entre le droit naturel défendu par les femmes, et le droit positif garanti par les dieux olympiens : "Dans le Prométhée enchaîné, Eschyle oppose le nouveau pouvoir, arbitraire et violent, à l'ancienne connaissance, héritée en lignée matrilinéaire, de la prophétie de Prométhée. Nous avons vu que les Océanides, si proches des Nymphes, n'abandonnent pas Prométhée et compatissent à ses souffrances malgré les menaces dont elles sont l'objet. La prophétie prévoit que seul un descendant d'Io pourra renverser Zeus et délivrer Prométhée. Nous avons pensé qu'il pouvait bien s'agir de Dionysos. Le pouvoir de Zeus est nouveau et passager et repose sur la violence, alors que la connaissance prophétique est inébranlable et repose sur les valeurs du sang et de la maternité. / Avec Antigone, nous avons voulu montrer que les liens du sang et de la matrice fondent une justice qui s'oppose à la justice olympienne, dont le représentant suprême est Zeus. La justice d'Antigone repose sur les lois non écrites, alors que celle de Créon repose sur des lois écrites et associées par Tirésias à la justice des dieux de l'Olympe, violente et illégitime. Voilà encore opposés droit naturel et droit positif, valeurs du sang et de la maternité, valeurs politiques et contractuelles. / Avec l'Orestie, nous avons vu que la justice d'Agamemnon est celle aussi cautionnée par Zeus et s'exerce au nom de la Cité. Contre la justice d'Agamemnon vient alors se dresser la justice de Clytemnestre, exercée au nom de la maternité. Dans Les Choéphores, Oreste vient venger son père : il doit tuer sa mère. La légitimité des Atrides s'oppose à l'union adultère entre Egisthe et Clytemnestre ; Oreste est Electre veulent recouvrer leurs biens, mais surtout rétablir la chasteté dans leur maison. Ces enfants du père oseront passer outre la loi du sang et le droit du ventre : les dieux olympiens sont intéressés à leur succès. Dans Les Euménides, Athéna viendra cautionner l'opinion d'Apollon selon laquelle l'assassinat de l'époux est beaucoup plus grave que le matricide, puisque celui qui enfante c'est l'homme, la mère n'étant plus qu'une étrangère qui sauvegarde la jeune pousse. Les dieux olympiens sont ainsi responsables d'une survalorisation du mariage et du rôle de l'épouse et d'une dévaluation du rôle de la femme dans la maternité. Le droit nouveau sort ainsi gagnant, contre le droit ancien, représenté par les Erinyes et dominé par le respect de la consanguinité. Ces conceptions différentes de droit sont sans doute tributaires de deux modes distincts de transmission du pouvoir, l'un en lignée patrilinéaire, fondé sur le mariage contractuel, l'autre en lignée matrilinéaire, fondé sur le sang et la maternité." (p. 272)

MARIAGE CLASSIQUE ET MARIAGE TRAGIQUE

On a vu le conflit entre le droit naturel défendu par les femmes, et le droit positif garanti par les dieux olympiens : que pensent alors les femmes tragiques du mariage, à l'époque où les eux réformes qui ont mis en place la cité classique grecque, celle de Solon et celle de Clisthène, ont porté toutes des sur le mariage, dont la finalité était d'établir une distinction entre les enfants légitimes et les bâtards, la sexualité basée sur le plaisir étant considérée comme une sauvagerie. (p. 273)

Chez Euripide Médée nous parle du sort des femmes, des épouses et des mères : "De tout ce qui respire et qui a conscience, il n'est rien qui soit plus à plaindre que nous, les femmes. D'abord nous devons faire enchère et nous acheter un mari, qui sera maître de notre corps, malheur plus onéreux que le prix qui le paie. Car notre plus grand risque est là : l'acquis est-il bon ou mauvais. / Se séparer de son ami, c'est se déshonorer, et le refuser est interdit aux femmes. Entrant dans un monde inconnu, dans de nouvelles lois, dont la maison natale n'a rien pu lui apprendre, une fille doit deviner l'art d'en user avec son compagnon de lit. Si elle y parvient à grand-peine, s'il accepte la vie commune comme en portant de bon coeur le joug avec elle, elle vivra digne d'envie. Sinon, la mort est préférable. Car un homme, quand son foyer lui donne la nausée, n'a qu'à s'en aller, pour dissiper son ennui, vers un ami ou quelqu'un de son âge. Nous ne pouvons tourner les yeux que vers un être unique. / Et puis l'on dit que nous menons dans nos maisons une vie sans danger, tandis qu'eux vont se battre ! Mauvaise raison : j'aimerais mieux monter trois fois en ligne que mettre au monde un seul enfant!" Le choix de l'époux revenait plutôt au père de la mariée, et dans ce plaidoyer contre le mariage, la jeune mariée-nymphe est comparée à un devin, établissant une équivalence entre la peine du guerrier et celle de la femme qui accouche : refus du mariage, capacités divinatoires des nymphes, caractère éprouvant et initiatique de l'accouchement : tout ce qui attrait aux bacchantes. (p. 274)

Dans Iphigénie à Aulis d'Euripide, on peut entendre le sort des épouses phrygiennes : "Qui est celui qui saisira mes beaux cheveux, pour me traîner en larmes, pour m'arracher comme une plante du sol de ma patrie en ruine?" Le mariage est parfois décrit comme violence physique, et ici la plante semblable à la nymphe est arrachée du sol par la main de l'homme, la jeune fille mariée étant comparée à une jeune pousse protégée, ou encore à un animal paisible, et séparé soudainement de sa mère, comme chez Sapphô : c'est une violence à l'encontre de la nature. Clytemnestre a vu son mari tué et son enfant broyé vivant arraché à elle par Agamemnon, puis enlevée et mariée à lui malgré elle. Créuse témoigne elle aussi, accusant les hommes et les dieux, sachant "qu'on traite les femmes bien plus durement que les hommes" elles les "accuse d'user des femmes et puis de les trahir, oublieux du plaisir qu'ils ont eu!", et c'est sa mère que Créuse appelle lorsqu'Apollon la saisit et la jette par terre pour la violer. On trouve chez Sophocle ce même constat : "Mais je ne suis pas isolée. J'ai bien souvent observé l'existence des femmes ; nous ne sommes rien. Jeunes, dans la maison de notre père, nous vivons une vie délicieuse, notre inconscience berce une enfance agréable ; mais quand nous arrivons à l'âge de raison, on nous chasse, on nous vend au dehors, loin de dieux paternels et de nos parents, les unes à des étrangers, d'autres à des Barbares, d'autres en des maisons sinistres ou bien infâmes. Et après une seule nuit d'union il faut louer ce sort et en paraître heureuse." C'est une vente effectuée par le père de la mariée : "Nous voyons comment les femmes tragiques envisagent le mariage ; elles sont conscientes de l'enjeu économique qu'il représente ; elles regrettent surtout de ne pas choisir leurs époux." (p. 276)

Les hommes tragiques eux ont peur des femmes, de ce qu'elles ont à dire, de leurs émotions excessives. Exemples chez Hippolyte qui affirme qu'on devrait mettre les femmes en compagnie non de suivantes mais d'animaux qui mordent sans parler, chez Eschyle chez qui Etéocle traite les femmes d'intolérables créatures d'une insolence inabordable, fléau de peureuses et de lâches qui mettent en péril la cité : "Voilà ce qu'on gagne à vivre avec des femmes!", tandis que "ce qui se fait hors de la maison est l'affaire des hommes", assignées chez elles à se taire, le roi de la ville regrette même leur existence : "Ô Zeus, qu'as-tu créé en nous créant la femme?" : "Ainsi, dans la tragédie grecque, alors que les femmes regrettent leur mariage, les hommes vont jusqu'au regret de l'existence même des femmes." Les femmes tragiques sont d'ailleurs soit assassinées soit suicidées : la mort par pendaison est la femme qui utilise ses instruments de séduction tels le voile ou la ceinture pour accomplir son suicide, tandis que les gommes se suicident par le glaive en répandant du sang, notamment par égorgement sacrificiel (sphagé) et pur. Concernant le suicide par pendaison on doit rapprocher la gorge du col de l'utérus qui peuvent porter le même nom chez Hippocrate (aukhen ou trakhelos) : "Or, si la gorge fait penser à l'utérus, l'étranglement de l'organe manifeste que l'épouse meurt en tant qu'épouse en faisant taire son utérus". Et la corde ou le collier font référence au mariage comme domptage de la jeune pouliche, façon de guérir sa folie, et la gorge est l'utérus du verbe, on a donc là une symbolique du mariage étouffant où l'on suffoque : c'est une inversion du mariage. Elle meurt souvent dans la chambre conjugale (thalamos), dans leur lit (lekhos), lieu de plaisir et de procréation. Les femmes meurent d'ailleurs par et pour les hommes, Evadné raconte : "Fuyant ma maison comme une bacchante, je viens partager son cher, son tombeau. Qu'Hadès me délivre d'une vie de douleur, des peines qui m'attendent. La plus douce des morts est de suivre celui qu'on aime quand le sort le permet." C'est une union érotique et elle meurt habillée en mariée en chantant une chanson rappelant explicitement son mariage le lit nuptial et le lit mortuaire sont associés, et la mort est imaginée comme une noce. Les bonnes femmes ne sont pas tragiques mais les femmes tragiques sont des épouses qui se réalisent comme telles dans la mort. (p. 278)

Les jeunes filles meurent en versant le sang, les vierges sont tuées, sauf Antigone, qui se pend, sacrifice rituel d'une vierge donc, comme animalisée. Iphigénie se débat comme une chèvre dans l'Agamemnon d'Eschyle, son père la destine à la mort comme un animal choisi dans un troupeau de brebis, Euripide la compare à une génisse des montagnes descendue vierge d'un antre rocheux, et Polyxène prête d'être sacrifiée se désigne comme un agneau ou une pouliche, une bête nourrie en montagne, racontant sa mort comme un agneau prêt à bondir. Si l'on sacrifie une vierge en faisant couler son sang, cela s'apparente à la perte de virginité, équivalent alors à un mariage sans mari, d'ailleurs une fois immolée Polyxène est qualifiée par sa mère d'"épouse sans époux, vierge privée de sa virginité" (nymphe anymphos, parthenos aparthenos). Iphigénie, Polyxène, Marcarie, ne seront ni gynè ni <em>parthenos, mais bien nymphe anymphos. Chez Eschyle ce sacrifice est scandaleux et violent, chez Sophocle il tient du choix accompli librement, comme dans Agamemnon où Iphigénie meurt volontairement en proclamant sa liberté, comme Polyxène défend qu'on la touche et offre volontairement sa gorge à la mort, comme Antigone est seule ente les mortels à descendre par sa libre volonté au royaume des morts : "Refusant d'être traitées comme des corps passifs, les jeunes femmes transforment le sacrifice imposé en une mort qui leur appartient." Ce sacrifice est l'envers même du sparagmos destiné aux hommes : c'est une limite imposée aux femmes par la loi : "Avant de mourir, elles sont identifiées à des animaux sauvages et, une fois mortes, elles sont dans un entre-deux qui abolit la logique de non-contradiction. Étranges, animalières, ces femmes ressemblent aux Bacchantes de Dionysos." Depuis plus, le mariage dans les tragédies est ambigu : la mort des jeunes femmes avant leur mariage, comme Antigone et Iphigénie, est clairement rapprochée de leur mariage imminent, tandis que la mort des femmes mariées, comme Médée, Evadné, Déjanire ou Jocaste est décrite comme une réactualisation de leur mariage. (p. 280)

LES SUPPLIANTES D'ESCHYLE

Chez Euripide, Andromaque reconnaît que les femmes sont plus insatiables dans le plaisir que ne le sont les hommes, comme l'affirmait par ailleurs Tirésias. Pour Pélée les femmes spartiates sont impudiques parce qu'elles jouent avec les garçons dans leur jeunesse, et il ne faut pas prendre une pouliche de mauvaise mère car les tendances sexuelles se transmettent de mère en fille. À Sparte et en Crète l'adultère était punie d'amende mais pas de mise à mort pour l'amant(e), alors qu'Athènes autorisait le mari outragé à tuer l'amant pris en flagrant délit. Pour une femme la vertu est d'éviter les amours clandestines, pour l'homme c'est de rechercher l'ordre sous tous ses aspects. Dans l'Hippolyte d'Euripide, Phèdre qui délire d'amour est possédée par un dieu qui veut la faire aller vers la montagne pour chasser, la chasse étant une métaphore évidente de la sexualité : "si elle est pratiquée par une femme, c'est que la tragédie, comme le rituel des Bacchantes, est le lieu où cette transgression peut avoir lieu : choisir son amant alors que l'on a pas choisi son mari." Phèdre désire l'eau des sources associée aux nymphes mais n'ira pas à la montagne, plaignant sa mère Pasiphaé ayant brulé d'amour pour le taureau de Poséidon et sa soeur Ariane ayant épousé Dionysos mais mourant infortunée : ce qui la tue n'est pas son amour pour Hippolyte mais l'éventualité qu'on la surprenne en train de déshonorer son mari, comme elle est soumise aux sévères lois athéniennes par son mariage avec Thésée, bien qu'elle haïsse "celles qui n'ont que pudeur à la bouche, mais qui savent cacher leurs coupables audaces". (p. 282)

Apollonios de Rhodes rapproche la sexualité des ménades de celle des Lémniennes, qui ont tué leur mari, quand elles voient le bateau d'Argo s'approcher de l'île, sortent de Myrina en armes de guerre et accourent sur le rivage, pareilles à des thyiades mangeuses de chair crue, ce manger cru désignant ici la sauvagerie sexuelle féminine. Hélène aussi est comparée à une bacchante lorsqu'elle est affolée à la vue de Mélénas, et consciente de subir la persécution d'Héra, de même elle est comparée à une thyiade aux cinq maris par Lycophron, elle le symbole de l'infidélité conjugale, cela "ne peut nous conduire qu'à une seule conclusion : les Ménades sont des femmes à la sexualité libre." Dans Lysistrata d'Aristophane, les filles sont comparées à des pouliches bondissantes aux chevelures agitées comme celles des bacchantes en ébat brandissant le thyrse. Dans Hippolyte d'Euripide, le choeur qualifie Iole de pouliche ignorant le joug du mariage, vierge-nymphe sans homme, naïade ou bacchante. Sexualité sauvage, débordante, non retenue, mais contenue par la mariage. Cette sexualité exprimée librement est comparée à l'omophagie, et "Les Lemniennes, les Thyiades, et avec elles Clytemnestre, que nous avons identifiée à une Ménade, se positionnent comme égales des hommes, exigent le respect de leur personne et sont mues principalement par le désir de la maternité. Dans la tragédie, le désir des femmes est bien supérieur à celui des hommes ; il est de ce fait dangereux pour la Cité, qui a placé dans le contrôle du corps féminin ses espoirs d'assurer la légitimité des enfants. Associé à la sauvagerie, le désir des femmes doit être contenu par la mariage qui dompte. Telle est l'idéologie masculine concernant le corps des femmes. Celles-ci, quant à elles, observent une rare fidélité aux principes du droit naturel, dont les dieux les plus anciens sont les garants." (p. 286)

Dans Les Suppliantes d'Eschyle, sa plus ancienne pièce, le choeur est le principal personnage, composé des Danaïdes, nymphes hydrophobes ou guerrières intrépides, bienfaisantes ou épouses criminelles, filles de Danaos et descendantes d'Io, elles doivent fuir son royaume de Libye avec leur père au pays d'Argos car elles refusent d'épouser les fils d'Egyptos, leur oncle régnant sur l'Égypte, apparemment parce qu'ils sont leurs cousins, et que le mariage est forcé, acte abominable atteignant la thémis (justice), suppliant alors les deux souterrains pour échapper à la défloraison et vivre libres du joug, filles de "l'auguste mère" ce qui justifie leur droit, ce qui est étranger à Athènes où cette coutume du mariage non-consenti fait loi : "Nous voyons réunis réunis encore une fois dans la tragédie l'animalité, l'omophagie, la sexualité sauvage et le refus du mariage." Le roi d'Argos ne veut pas risquer sa cité, ni sacrifier des hommes pour des femmes, alors même que celles-ci menacent de se pendre auprès de l'autel des dieux, et alors même que le sacrifice d'Iphigénie évita le sang des guerriers grecs de couler : il leur recommande de prier, leurs prières sont destinées à Zeus, et la cité d'Argos, pourtant sous la protection d'Héra depuis Homère, mais donc les hommes se plaisent au vin dionysiaque, finit par les protéger, tandis que voyant les bateaux ennemis approcher, elles lancent un appel à la terre, la Terre-Mère et son fils Zeus. Enfin, la pièce en détail laisse transparaître que les Danaïdes ne refusent pas le mariage, mais plutôt la mariage forcé, dédiant d'après Pausanias une image en bois à Dionysos Saoter (Sauveur). Résumons : "Dans le conflit entre désir naturel et mariage contractuel, Dionysos et ses femmes se placent résolument du coté du droit naturel, avec les anciennes divinités et en lignée matrilinéaire. Ces femmes dont la sexualité, orientée par le désir de maternité, s'exprime par le "manger cru", sont vues comme sauvages et indomptées : elles peuvent tuer leur mari. Les Danaïdes refusent le mariage non consenti, car il est une atteinte à la thémis, au droit traditionnel, dont la légitimation est assurée par une filiation en lignée matrilinéaire. Les Danaïdes sont comparées à des Amazones carnassières et voilà encore réunis l'omophagie, la sexualité sauvage et le refus du mariage. Dans la Cité dont Héra est la déesse protectrice, les Danaïdes obtiennent le droit de refus au mariage, par le vote unanime d'hommes qui se plaint avec le suc de la vigne. Ainsi avons-nous trouvé, au niveau de la tragédie, la continuité de l'opposition mythique et rituelle entre Dionysos et Héra." (p. 287)

LES BACCHANTES D'EURIPIDE

Dans Les Bacchantes d'Euripide, Dionysos est un dieu étrange venu d'Asie dans la ville de Thèbes, originaire de Lydie mais thébain par sa mère. Il désire y être reconnu et se venge de ceux qui s'y refusent : il est l'étranger intérieur, comme les femmes dans la cité, nécessaires et maudites à la fois. Pour le choeur des bacchantes Dionysos est un doux effort et fatigue agréable à suivre, situation similaire à celle de la femme enceinte, l'initié pratiquant les bacchanales ou orgies de Kybélé (la Grande Mère) brandit le thyrse et se pare de lierre, elles évoquent la naissance du dieu par Sémélé endurant les transes des douleurs maternelles, puis par Zeus, Dionysos naissant encorné comme un taureau, son père lui fabriquant une couronne de serpents. Le roi Penthée écarte Dionysos de ses libations et ne le mentionne jamais dans ses prières, et les tantes du dieu, dont Agavé la mère de Penthée, refusent de croire en lui et sont contraintes à la possession orgiaque : toutes les femmes thébaines vont faire les bacchantes dans les montagnes, prises de mania sur elles quittent la cité pour gagner le Cithéron, sortent de leur maison (domoi) pour la montagne (oros) dans un lie</em>u qui leur appartient en propose (oikousi). Tirésias le devin et Kadmos le fondateur se joignent aux bacchantes : "Nous sommes dans le vrai, tous les autres sont fous". Penthée voit cette fuite des femmes comme un fléau, Tirésias qualifie Penthée de fou, les bacchantes désignent le devin comme sage. Philostrate affirme que Penthée était en délire parce qu'il ne partageait pas le délire de Dionysos. Mâle dominant et colérique, Penthée a déjà enfermé des ménades et réserve le même sort pour sa mère et ses tantes, tout en projetant de trancher le col à Dionysos lui-même : le roi refoule l'étranger et l'étrangeté et cela se retournera contre lui et sa cité. Garant de l'ordre, au modèle guerrier illustré par les hoplites, à la discipline rigide et hiérarchique : tout l'opposé du thiase dionysiaque, illustré quant à lui par le verbe thiaseuetai psychan qui exprime l'état où l'on mêle notre âme au groupe et au dieu dans la communion. Les trois thiases guidés par les trois filles de Kadmos étant guidés par le dieu, en communion avec la nature, les miracles se produisent : l'eau, le lait, le miel, le vin, les liquides nourriciers jaillissent, et Penthée se refuse d'envisager cette fusion en imaginant ces rituels comme des actes sexuels où l'homme domine la femme : "De tous côtés, les femmes vont à l'écart subir le bon plaisir des mâles." Bien qu'il pourrait s'agit d'un thiase guerrier, et que le dieu de la folie furieuse n'est pas absent des oeuvres d'Arès, Dionysos est un dieu qui aime la paix, déesse nourricière qui fait prospérer la jeunesse. Les Thébains sont plein de fureur et se précipitent sur leurs armes tandis que les femmes font dès le départ preuve de modération et de bon ordre et elles suivent Dionysos armées du thyrse, la lance des hoplites se montrant inutile contre les ménades qui les font fuir en projetant leurs thyrses : les femmes deviennent guerriers, et chasseurs, elles prennent les attributs traditionnels des hommes, et le roi devient bientôt la bête de proie. La cité, le roi, son palais sont les symboles de l'ordre rationnel contre l'étranger sauvage, et Penthée voulant enchainer Dionysos dans son palais, le dieu transformé en taureau finit par le faire écrouler par ses tremblements : même en fermant ses portes, les murs même ne peuvent arrêter les dieux. Les ménades sont donc libérées et accourent libres de leur métiers et foyers vers les montagnes, alors que Penthée menace d'en faire sa propriété comme esclaves ou tisseuses : elles sont comparées deux fois à des pouliches libres et agiles, joyeuses du contact avec leur mère. Penthée refuse toute féminité, ridiculise son grand père Kadmos vêtu de la nébride, et l'aspect féminin de Dionysos, et pour aller épier les ménades il a beaucoup de mal à se travestir, mais accepte la proposition du dieu qui le conduit dans la montagne ainsi, "et dans la cité de Thèbes, Dionysos fera rire les gens, tournant en dérision le pouvoir politique représenté par Penthée. Cela évoque sans doute l'origine de la fonction de "fou du roi"." (Clara Acker, page 296). Penthée veut se cacher derrière les arbres pour faire le voyeur, ils sont un moyen de dissimulation et non de révélation, il finit par monter en haut d'un sapin, les ménades le repèrent et déracinent l'arbre, secouent les branches avec des éclairs, associés à ceux de Zeus, qui accompagnent la naissance de Dionysos. Le roi tombe face à sa mère, ôte sa mitre, mais elle ne le reconnaît pas, ni quand il la touche ni quand il lui parle, et le démembre telle une prêtresse de mort : Dionysos explique que le délire de la mère et des tantes est contraint, et est un moyen, alors que celui des bacchantes est un don du dieu, un but. Agavé revient à Thèbes en nommant Dionysos son compagnon de chasse, chasse à main nue qui inverse les valeurs de la chasse civilisée aux filets ou aux javelots, engins superflus là où les mains nues ont suffi à dépecer la bête : les instruments masculins sont dévalorisés au bénéfice du corps, et la mère du roi veut clouer sa tête en trophée au mur du palais, se vantant de son audace (tolme), terme qui convient au fils et nom aux filles, remportant le prix d'excellence (aristeia), bref toutes les frontières, masculin-féminin, enfant-adulte, parent-ennemi, humain-bête, sont dissoutes, annonçant le violent et total triomphe de Dionysos, aussi violent que le refus de Penthée et d'Agavé devant Dionysos. La mère en délire en rajoute en appelant son fils à devenir beau chasseur en imitant sa mère, bien que "Hélas, il n'est bon su(à lutter contre le dieux : il faut le gronder, père!" Kadmos finit par raisonner Agavé en la replaçant dans l'espace intérieur de la maison et sous la dépendance de ses membres âmes : mari, père, fils. Elle reconnaît alors dans ses mains la tête de son fils et se demande quelle part Penthée a eu de sa propre démence, et Kadmos lui répond qu'il fut pareil à elle dans son mépris du dieu, leurs deux impiétés étant liées, héritage d'une mère trop virile : le même acteur jouait Penthée et Agavé. À travers Penthée c'est toute la cité qui est déchirée, le pouvoir divin remplace le pouvoir politique, et le choeur peut chanter librement : "Dionysos, le fils de Zeus, et non pas Thèbes, a puissance sur moi!" Dionysos avertit la cité de respecter les femmes, leurs croyances et leurs rituels. Clara Acker : "La mort de Penthée crée un vide du pouvoir politique à Thèbes, le seul héritier mâle qui reste à Kadmos étant Dionysos lui-même. Là où Dionysos est roi, le pouvoir poliade ne peut survivre. De plus, Dionysos a des ambitions mondialistes : il veut être honoré en commun ; son culte n'admet aucune différence et il déclare dans Les Bacchantes vouloir se faire connaître partout. / La tragédie Les Bacchantes montre les dangers du repli de la Cité sur elle-même. Si cet univers du Même n'accepte pas d'intégrer l'élément d'altérité existant en tout groupe et dans tout être humain, alors stabilité et identité s'écoulent pour montrer la face hideuse de l'Autre, l'altérité absolue, face authentique et terrifiante du Même. / Le message de Dionysos est clair ; il s'oppose farouchement au pouvoir tyrannique et misogyne ; son arrivée dans la Cité représente la mort d'un tel pouvoir. Placé du coté des femmes et du droit naturel contre le pouvoir positif, Dionysos n'assigne pas seulement les limites du pouvoir politique." (p. 291-301)

MANIA, ACCOUCHEMENT ET PROPHÉTIE

La folie, la divination et l'accouchement sont comparés voire identifiés, de même que le travail de la nourrice est mis en rapport avec celui du devin, pour l'enfant qui ne sait pas encore parler. Nourrice, devin, sage femme, comme celle d'Oreste dans Les Choéphores d'Eschyle, on peut penser aux nymphes mythiques voire aux bacchantes rituelles, et dans Les Suppliantes du même auteur, Io est décrite comme une thyiade et son délire comme une douleur d'accouchement : prophétie et maternité sont similaires. La guerre et l'accouchement sont aussi en équivalence, où dans Les Troyennes d'Euripide par exemple le cheval de Troie accouche des guerriers qui répandent un flot de sang au milieu des cris, entre accouchement et vision sous transe. Transe, accouchement et mort, cheminement initiatique des femmes dans le théâtre dionysiaque, chemin d'efforts et d'épreuves, traversant la mort totale, physique, psychique et spirituelle. Chez Eschyle la transe s'accompagne de souffrance, comme avec Cassandre qui tourne sur elle-même et s'affole de son horrible refrain, au comportement d'une bête qu'on vient de capter, comparée donc à un animal sauvage, ménade brandissant une torche, comme la désigne Hécube dans Les Troyennes. Chez les tragiques, de Sophocle à Euripide, la transe ou le retour à la réalité qui l'accompagne est accompagnée de douleur et de désespoir, comme sont liées la douleur de l'accouchement et la transe prophétique : "Dans la tragédie comme dans le rituel ménadique, l'accouchement porte à la lumière l'enfant et la prophétie. Cette sagesse de la transe dionysiaque est en définitive la sagesse de la Nature elle-même, et du coup, il semble que pour la religion dionysiaque la possibilité du Mal se concentre sur la seule faculté rationnelle. La prétention exacerbée de la raison humaine, nommée par les Grecs hybris, est en effet dénoncée sans relâche par la tragédie grecque comme un danger pour l'homme individuellement, comme pour la Cité dans son ensemble. / La sagesse de l'irrationnel dionysiaque passe par le corps et en particulier le corps de la mère." (p. 302-307)

MATERNITÉ ET PATERNITÉ DANS LA TRAGÉDIE

La fille est captive de son père, il a sur elle droit de vie et de mort, et éventuellement c'est un sacrificateur de sa propre fille, comme avec Agamemnon et Iphigénie, même si celle-ci proteste, se différenciant du simple animal sacrifié, lançant des pierres et des appels, or : "Pour que la prière soit exaucée, il faut que l'animal donne des signes de son accord, soit par un mouvement de la tête, soit par un frisson. L'harmonie entre les dieux et les hommes se manifeste à travers la médiation de la victime consentante." Ce sacrifice est donc sans consentement, pure transgression, sans loi, illégitime, impie, criminel, et de surcroît associé à un mariage : "Mariage, mort, violence à l'encontre des jeunes femmes s'associent dans la tragédie et en vérité il est important de s'apercevoir combien cette assimilation est proprement dionysiaque." Dans la tragédie d'Euripide intitulée Médée, Médée a trahi et abandonné son père, tué son frère et quitté son pays pour suivre Jason, qui la quittera pour une princesse par amour du pouvoir. Folle de jalousie elle tue les enfants qu'elle a eus avec lui, selon Euripide, car une version antérieure les font tuer lapidés par les Corinthiens. Elle vise ainsi l'écroulement de la maison paternelle par l'infanticide de ses deux garçons, garants de la continuité de la lignée. Ses raisons sont donc contraires à celles d'Agamemnon : il veut sauver la cité en tuant sa fille, elle veut ruiner son mariage en tuant ses fils, but suprême du mariage classique. Jason qui veut vivre dignement par sa nouvelle union, regrette amèrement la nécessité des femmes, suivant en cela Hippolyte : "Ah! Si les mortels pouvaient procréer autrement, sans qu'il y eut de femmes". Ce regret de l'utérus traduit presque chez les hommes grecs l'expression d'une envie de grossesse, ce qui ressort chez Hippolyte dans la tragédie, ou encore chez Zeus dans le mythe. Hippolyte, ce sectateur d'Orphée, meurt en proie à des douleurs à la tête, désignées par le terme utilisé pour les douleurs de l'accouchement, il meurt donc en couches, semblable à l'enfantement d'Athéna par Zeus, rappelant le rituel de Chypre en rapport avec Ariane, pendant lequel un jeune homme imitait les douleurs d'une femme en couches. Les femmes sont sauvages et dangereuses : nièce de la magicienne Circé, Médée est une sorcière qui connaît des philtres qui stérilisent Agé, ce qui rappelle la nourrice de Phèdre pour qui on donne à l'amour une issue heureuse avec des incantations, des paroles magiques, celle-ci réunissant deux êtres en un seul suite à un chagrin d'amour grâce à un morceau de vêtement de l'être aimé. Enfin : "Le mépris des hommes pour les femmes est complet dans la tragédie : ils les enlèvent, ils les violent, ils tuent leurs filles, les enfants sont leur propriété, mais ils envient aux femmes leur pouvoir de donner la vie. Entre le mépris et l'envie, le sentiment des hommes grecs face aux femmes est aussi ambivalent que celui de Penthée pour les rites des Ménades." Dans Les Suppliantes d'Eschyle, le choeur est composé de femmes âgées, mères de ceux qui sont tombés sous les remparts de Thèbes, et qui réclament leurs fils pour leur donner une sépulture, et elles expriment qu'il est pire de ne pas se marier que de perdre son enfant. Il en va de même pour Jocaste et ses deux fils Etéocle et Polynice qui s'entretuent dans Les Sept Contre Thèbes d'Eschyle, d'autant qu'on remarque d'autre part l'amour inconditionnel exprimé par Clytemnestre envers ses enfants. Cet amour douloureux rappelle les douleurs de l'accouchement. Dans l'Andromaque d'Euripide, l'éponyme devient captive de Pélée et en a un fils, après la chute de Troie et la mort de son mari Hector. Mais Pélée épouse Hermione la fille d'Hélène, oublieuse des aventures de sa mère, et trouvant que toutes les femmes sont des libertines, charge son père de lui trouver un mari, ne pouvant décider elle-même : elle est totalement soumise aux valeurs masculines symbolisées par Héra, et elle maudit de maléfices Andromaque, prépare le meurtre de celle-ci avec son père Mélénas, souhaitant même la mort de son enfant illégitime, qu'elle traite de bâtard, ce qui est le propre d'Héra, Andromaque qui par ailleurs est décrite comme une ménade par Homère dans l'Iliade, et l'on retrouve derrière cette rivalité Hermione-Andromaque celle de Héra-Dionysos, entre les femmes soumises et les bacchantes. Clara Acker : "Par ailleurs, même illégitime, ce fils qu'Andromaque désigne par les mots "l'oeil de ma vie" est pour elle ce à travers quoi elle voit. Andromaque dévoile ainsi une vision du monde dans laquelle elle regarde à travers l'oeil d'un enfant. N'est-ce pas là la sagesse dionysiaque? De plus Andromaque a offert son sein aux petits bâtards nés d'Hector ; par amour pour lui elle a chéri ce qu'il chérissait quand d'aventure Cypris l'égarait, et son montre ainsi de ces héroïnes tragiques qui semblent devoir leur éthique à une compréhension dionysiaque du Cosmos." Et il en va de même pour Créuse et Hécube, exprimant l'amour maternel et la maternité comme initiation, où l'enfant devient le guide de sa mère, comme un liquide dionysiaque, le vin, l'oubli des maux, patrie et nourrice de la mère : "Ainsi, nous avons vu que les hommes tragiques envient le pouvoir des femmes à donner la vie, qu'ils envisagent les enfants comme leur propriété, alors que pour les femmes tragiques, l'accouchement les lie affectivement à leurs enfants et convertit leur regard par l'intérieur. Cette conception de la maternité comme conversion se prête à l'interprétation initiatique de la maternité, que nous avons suivie tout au long de cette étude. Dans la tragédie aussi, la maternité conserve sa puissance spirituelle de transformation du regard : l'enfant est l'oeil avec lequel on voit désormais la vie." On pense aux vers du fragment 141 de Sapphô.

LA COMÉDIE ET LA VOIE POLITIQUE DES FEMMES GRECQUES

Selon Aristote la comédie aurait eu pour origine les Dionysies rustiques, fêtes villageoises de la fécondité commémorées dans les dèmes au mois de Poséidon (décembre-janvier), que tout le monde suivait d'un endroit à un autre pour ne pas la louper, et durant laquelle des concours étaient organisés, par exemple sauter à cloche-pied sur des outres de vin graissées, que le vainqueur finissait par remporter. On y trouvait le komos, cortège déguisé très animé et bruyant, où plaisanteries et chansons accompagnaient l'usage des masques et la contestation de deux personnages qui luttaient pour un motif ridicule, dans un discours poussé à bout, ainsi qu'une phallophorie, procession où l'on promène un phallus, sans doute destiné à promouvoir la fertilité des champs et la fécondité des foyers. Joyeuses célébrations où régnait une atmosphère de licence et de liberté, probable origine de la comédie donc. (p. 315)

Aristophane, poète comique du Vè siècle, probablement athénien, qui écrivit sa première comédie à 18 ans, a écrit 44 pièces dont 11 nous sont parvenues, et celles-ci avaient souvent comme titre des noms d'animaux : Les Guêpes, Les Oiseaux, Les Grenouilles, ce qui le rapproche du rituel dionysiaque et de l'animalisation recherchée en tant qu'assimilation du dieu lui-même. Le poète critique tout librement, tous les chefs du peuples comme Périclès, Cléon, Hyperbolos, Cléophon, et les institutions comme le Sénat, l'Assemblée, les magistrats, les tribunaux, le peuple, attaquant le présent au bénéfice d'un passé qu'il lui préfère. Sa comédie la plus licencieuse intitulée Lysistrata s'ouvre dans un décor représentant la grotte de Pan et le premier dieu invoqué par l'éponyme est Bacchos, qui rajoute que les affaires de la cité sont entre les mains des femmes et qu'elle veut mettre fin à la guerre qui dure depuis plus de vingt ans : la stratégie est de s'emparer de l'Acropole et de refuser tout commerce sexuel avec leur mari. Vierge et guerrière, elles ne pourront compter sur Athéna ni prêter serment sur elle, alors Cléonice pose une grande coupe noire renversée et suggère, à la place d'un mouton, d'égorger un pot de vin de Thassos et de jurer sur la coupe de ne pas y mêler d'eau : "Le vin, liquide dionysiaque par excellence, est parfaitement approprié aux circonstances : Dionysos aime la Paix, déesse nourricière, et son rapport aux femmes fait qu'elles abandonnent momentanément leur mari." Sous la conduite de l'Athénienne Lysistrata, sous la protection de Dionysos, s'emparant du centre du pouvoir économique et sacré, les femmes grecques parviennent à imposer la paix aux hommes, mettant en fuite les troupes du commissaire, comme les bacchantes mettent en déroute les hoplites dans Les Bacchantes d'Euripide. Interrogée par le commissaire, Lysistrata explique que c'est pour mettre en sûreté l'argent et empêcher les hommes de faire la guerre à cause de lui, car c'est le trésor et l'appât du butin qui est cause de la guerre. Les femmes administraient l'avoir du ménage et du foyer, ici elles gèrent l'argent de la cité, qui sert à faire la guerre selon le commissaire, alors qu'il n'est nullement besoin de faire la guerre selon Lysistrata, tandis qu'elle redonne droit de parole aux femmes et devoir d'écoute aux hommes : "si vous vouliez à votre tour nous écouter quand nous donnons des avis utiles et vous taire à votre tour comme nous, nous pourrions bien restaurer votre crédit", et le choeur surenchérit : "elles ont le talent naturel, elles ont la grâce, elles ont l'audace, elles ont la sagesse, elles ont le patriotisme uni à la prudence". L'héroïne utilise la métaphore du filage et du cardage pour expliquer au commissaire comment faire cesser les troubles du pays, en dénouant la guerre, en démêlant l'écheveau au moyen d'ambassades envoyées de-ci de-là, éliminer les méchants et trier les poils durs, etc, entrelacer les exclus : "La légitimité des enfants n'est plus un impératif, ce qui s'impose c'est la protection du peuple tout entier." Le commissaire est terrifié par le fait que les femmes prennent en main les affaires publiques, comme elles ne prennent pas part à la guerre, ce que démentent les femmes, qui prétendent en supporter doublement la charge, elles qui ont enfanté des fils puis les ont envoyés au loin servir comme hoplites, tandis que le choeur des vieillards est indigné du comportement des femmes "ennemies des dieux", convaincu qu'elles veulent s'emparer du pouvoir, garantissant qu'elles ne l'auront pas, et alors qu'ils veulent porter un coup sur la mâchoire d'une vieille dame, le choeur des femmes s'exclame qu'en rentrant chez lui sa mère ne le reconnaîtra pas, ce qui nous rappelle Agavé qui ne reconnaît pas Penthée et lui fait subir le démembrement : "Le refus de Dionysos, refus du féminin par excès de virilité, fait du fils un être méconnaissable aux yeux de sa mère, qui ne peut trouver en lui aucune ressemblance avec elle." Là où le choeur des femmes prétend faire "des propositions meilleures que ce qui se fait en se moment", les choeur des vieillards parle des femmes comme des cavalières féroces, des Amazones combattant les hommes, à emprisonner dans un carcan, et le coryphée les compare à aux plus indomptables des bêtes sauvages, au plus immaîtrisable des feux, nulle panthère n'étant à ce point effrontée : "Les femmes sont donc, dans la comédie aussi, du côté de l'indompté, du sauvage et de l'animalité." Le choeur des femmes indigné menace le coryphée par ces mots : "Je t'accoucherai", lui faisant comprendre qu'une fois mort il reviendra et que son sort dépendra à nouveau de sa mère, notamment pendant l'accouchement, revendiquant par ailleurs une conception circulaire de la vie et de la mort, celle de la réincarnation. D'autre part le choeur propose de donner de l'argent à quiconque en a besoin, sans que l'emprunteur ait à rembourser, projette de partager la propriété privée (manteaux, tuniques, bijoux d'or, vivres), exprimant une conception politique beaucoup plus communautaire que la démocratie athénienne. Il est conclu que la boisson rend les humains plus tolérants les uns envers les autres, comme dit le Prytane une fois la paix conclue : "Si les Athéniens veulent m'écouter, nous serons toujours ivres partout où nous irons en ambassade. Actuellement, quand nous allons en Lacédémone sans boire, aussitôt nous cherchons ce que nous pourrons bien brouiller." Le choeur des Athéniens invoque alors les Charites, Artémis et son frère jumeau, "le dieu de Nysa, Bacchos, dont les yeux étincellent parmi les Ménades". Les derniers vers de la comédie, prononcés par un Laconien, appellent la Muse : "... allons, bondis avec légèreté, pour que nous célébrions Sparte qui aime les choeurs des dieux et le battement des pieds, lorsque, pareilles à des pouliches les jeunes filles le long de l'Eurotas bondissent, à pas pressés soulevant la poussière ; et les chevelures s'agitent comme celles des Bacchantes brandissant le thyrse et s'ébattant." (p. 316-321)

Dans L'Assemblée des Femmes d'Aristophane, la comédie s'ouvre sur Praxagora qui tient une lampe et déclame des vers de gratitude envers cet instrument qui se tient près des femmes lorsqu'elles se livrent dans leurs petites chambres aux ébats d'Aphrodite et les aide quand elles ouvrent les celliers remplis de fruits et de liqueurs bachiques. Sont invoquées les deux divinités devant illuminer Praxagora et les Athéniennes, Aphrodite et Dionysos, les femmes étant pour elle "ce qu'il y a de mieux dans la cité", elle veut oser "prendre en main les affaires de l'État pour pouvoir ainsi faire à l'État quelque bien", et désormais c'est une assemblée de femmes qui conduit le peuple. On assiste dans cette pièce à une féminisation de la politique et à une maternalisation des institutions. Praxagora prend une couronne et dénonce dans un discours la malhonnêteté des mauvais chefs, choisis par des hommes difficiles à contenter, qui craignent ceux qui désirent les aimer et supplient ceux qui ne les aiment pas, et la corruption des membres de l'assemblée, le peuple étant la cause de ses propres maux, chacun ne se souciant que de son intérêt particulier et du gain à réaliser sur les deniers publics. Elle déclare qu'il faut livrer aux femmes la cité, comme on livre les maisons aux surveillantes et aux gouvernantes, elle fait l'apologie des traditions gardées par les femmes et demande aux hommes de ne voir qu'une chose, c'est qu'étant mères, elles auront à coeur de sauver les soldats, les femmes fondant ainsi sur la maternité leur compétence politique : industrieuses, économes, fidèles gardiennes des secrets initiatiques, solidaires, elles sont mieux pourvues pour gérer le bien de la cité que ne le sont les hommes, qui eux sont motivés par l'amour de l'argent. Praxagora invoque alors par Aphrodite le bonheur perpétuel de la cité, où il faudra concourir au bien commun et réjouir le peuple, en le comblant des mille avantages de la vie, puis elle annonce un système politique amplement communautaire : tous les bien privés doivent être mis en commun, à commencer par la terre, et il y aura un seul genre de vie pour tous : "Puis, sur ce fonds commun, nous, les femmes, nous vous nourrirons, administrant avec économie et pensant à tout." Clara Acker : "Nous avons vu combien l'activité nourricière des Bacchantes dévoile un souci de la vie en général, dans son équilibre sacré ; nous voyons que dans la bouche de Praxagora l'activité politique des femmes, fondée sur la maternité, est l'équivalent de leur activité nourricière. Il est d'ailleurs fort intéressant de noter que Praxagora met les femmes aussi en commun, de façon qu'elles puissent avoir des rapports sexuels et faire des enfants avec les hommes de leur choix. Faire des enfants avec qui on veut, voilà une exigence qui répond parfaitement aux préoccupations de la religion dionysiaque et, plus particulièrement, du ménadisme. Ainsi, les enfants "regarderont comme leur père tous les plus âgés". Praxagora prétend aussi faire de la Cité "une seule habitation, en brisant toutes les clôtures jusqu'à la dernière" ; comment ne pas penser à Dionysos, qui lui aussi abolit toutes les frontières entre les êtres? Dans Lysistrata, comme dans L'Assemblée des Femmes, les femmes veulent instituer une large communauté d'êtres humains sans distinction." Et plus loin : "Aristophane a ainsi mis en scène un pouvoir féminin qui n'est pas un pouvoir, qui met tout en commun avec tous et se présente comme "nourricier". Peut-être l'auteur de la comédie, en attribuant ces pensées politiques aux femmes, fait-il justement référence au moment historique dont nous parlions à l'instant (note perso : la matriarcat), moment où elles étaient les gardiennes des règles éthiques de la société. Dans les textes tragiques et comiques, la voix des femmes s'élève pour défendre le droit naturel, sur lequel doit s'ériger une Cité nouvelle, accueillante pour les exclus, solidaire et unie." (p. 322)

Clara Acker fait un résumé exaltant : "Dans cette troisième partie de notre travail, nous avons voulu rendre visible un conflit présent à l'intérieur de quelques textes tragiques, celui entre deux conceptions du droit, l'une fondée sur le sang et recouvrant le concept de droit naturel, l'autre fondée sur le mariage et sur le droit positif. Dans le Prométhée enchaîné, Eschyle oppose le nouveau pouvoir arbitraire de Zeus à l'ancienne connaissance prophétique, héritée en lignée matrilinéaire. Avec Antigone, nous avons vu que les liens du sang et de la matrice fondent une justice qui s'oppose à la justice de Créon et des dieux olympiens. L'opposition entre droit naturel et droit positif s'approfondit. Dans l'Orestie, la justice brutale d'Agamemnon est cautionnée par Zeus et s'exerce au nom de la Cité ; elle s'oppose à la justice de Clytemnestre, exercée au nom de la maternité. Les Choéphores montrent que si les Atrides veulent récupérer les biens, leur finalité principale est de rétablir la chasteté dans leur maison. Oreste, ce digne fils de son père, passera outre la loi du sang et le droit du ventre, ce qui est de l'intérêt des divinités olympiennes. Dans Les Euménides, Athéna viendra cautionner l'opinion d'Apollon selon laquelle le meurtre de l'époux est plus grave que le matricide, puisque celui qui enfante c'est l'homme. Les dieux olympiens sont ainsi responsables d'une dévaluation du rôle de la femme dans la maternité et d'une sur-valorisation du mariage et du rôle d'épouse. Le droit nouveau s'érige donc contre le droit ancien, représenté par les Erinyes et dominé par le respect de la consanguinité. Ces conceptions du droit sont probablement tributaires de deux modes de pensée et de transmission du pouvoir, l'un en lignée patrilinéaire, fondé sur le mariage et le droit positif, l'autre, en lignée matrilinéaire, fondé sur la maternité et le droit naturel. Nous trouvons ainsi une parfaite continuité entre ces textes tragiques et les données dégagées par l'étude de la mythologie et du rituel dionysiaques. La maternité et la Nature sont ici encore les valeurs suprêmes, fondatrices d'une éthique et d'un droit. / Dans une deuxième temps, il nous a paru nécessaire de comparer le discours tragique sur le mariage avec les informations concernant le mariage classique. La finalité majeure de ce mariage étant la distinction entre enfants illégitimes et bâtards, elle servait les besoins politiques. Nous avons vu combien le mariage est fortement associé à la mort de la jeune fille, mais aussi à la violence contre la nature. Ainsi, le rejet du mariage contractuel est patent dans la bouche des femmes. Puis nous avons montré que, dans la tragédie, la sexualité des femmes est montrée comme exubérante et sauvage, devant de ce fait être domptée par la mariage. Cette sexualité, orientée par le désir de maternité, est rapprochée de l'omophagie, ce qui confirme l'analogie dégagée entre grossesse et transe dans le rituel. Dans Les Suppliantes, les Danaïdes refusent un mariage non consenti, considéré comme une atteinte à la thémis, au droit naturel. Ce droit de refus au mariage est légitimé par les Danaïdes du fait de leur filiation maternelle. Carnassières, ces femmes refusent le mariage et la maternité d'enfants au caractère brutal et elles obtiendront droit de cause, par le vote unanime d'hommes buveurs de vin. À Argos, le suc dionysiaque transforme le droit naturel, en lignée matrilinéaire, en droit positif (?) ! Ainsi nous avons retrouvé dans la tragédie l'opposition entre Dionysos et Héra, déjà présente dans le mythe et dans le rituel. / La troisième étape de notre étude a consisté à décrire et à déchiffrer le langage tragique concernant le rapport entre les femmes et leurs enfants. L'accouchement est un lien "étrangement fort" et le langage tragique l'associe au délire prophétique. Nous voyons ainsi valorisée une sagesse qui met l'accent sur la faculté irrationnelle et qui s'oppose radicalement aux prétentions exacerbées de la raison humaine. / Ensuite nous avons monté que, pour les pères tragiques, les enfants sont une valeur économique et qu'ils auraient souhaité pouvoir les engendrer sans avoir recours aux femmes. Pour les mères, l'enfant représente une véritable reconversion du regard et le caractère initiatique de transformation intérieure de la maternité devient ainsi évident. / Un dernier pas nous a permis de montrer les conceptions politiques attribuées aux femmes dans les deux comédies d'Aristophane. Pacifistes, féministes, communautaires et sans doute aussi écologistes avant l'heure, les femmes de la comédie fondent une véritable idéologie féminine sur leur rôle de mères et de nourrices ! / Alors, il semble bien que quelques éléments tragiques présentent une continuité étonnante avec le rituel, comme avec la mythologie dionysiaque. On nous demandera peut-être alors comment les textes tragiques, écrits par des hommes, peuvent si bien nous informer sur un rituel presque exclusivement féminin. Nous avons déjà évoqué des éléments de réponse, comme le fait que l'auteur tragique puisse être désigné par le dieu lui-même pour écrire ses tragédies. D'autre part, on ne peut nier la profonde connaissance des données mythiques, nécessaire à l'auteur tragique ; or, nous avons vu que le mythe à lui seul nous fournit déjà nombre d'éléments du rituel. Par ailleurs, nous avons vu que les rites des Agrionies, qui célèbrent l'honneur de la mère et le refus du mariage, sont en rapport avec un agon triétérique, dont les liens avec Ino et Mélicerte sont certains. Il nous paraît ainsi tout à faire légitime de penser que la tragédie grecque se soit inspirée continuellement des valeurs et des oppositions opérant dans la mythologie et dans le rituel ménadique. / Selon le refus mythique, qui est celui des représentants de la Cité, il faut donc conclure que Dionysos ne peut rentrer en ville que masqué. Pour pleurer ou pour rire, en tout cas pour vivre et mourir avec lui, Dionysos emprunte le déguisement, mais pas n'importe lequel. Au théâtre, ce sont les hommes qui ont le rôle actif ; aucune femme ne sera donc montée sur la scène d'un théâtre antique. Toutefois les rôles féminins sont souvent dans les pièces centraux, essentiels. Voilà la façon de se déguiser propre à ce dieu délirant et délieur des esprits qui démasques les vérités politiques oublieuses de la vie. Et, rien que pour rire, ses femmes prennent le pouvoir, décident de la paix, la mise en commun de la terre et des biens, la libre circulation des corps et des désirs, la protection du peuple. Messager féminin, prophète, guérisseur, Dionysos vit dans ces valeurs ; sa sève puissante abreuve un large idéal de communion entre l'être humain et la Nature." (P. 324)

CONCLUSION (p. 332-343)

On a exploré le mythe, le rite et le théâtre dionysiaques.

D'abord avec la mythologie à travers sa naissance Dionysos s'oppose à Héra, qui fait tuer la mère du dieu, et marque la tension qui existe entre le rôle de l'épouse légitime et la mère non mariée. L'association symbolique entre l'accouchement et la mort peut être comprise comme initiatique, mais deux versions du mythe divergent : dans la première la mère est Sémélé et sa mort est rapprochée de l'accouchement, dans la seconde la mère est Perséphone et sa mort est rapprochée du mariage, donc il y a un déplacement de l'initiation féminine de la grossesse et de l'accouchement, mise alors au profit des hommes, vers le mariage contractuel, et on y reconnaît l'oeuvre de l'orphisme qui de surcroît dévalorise la vie, éloigne les femmes, et choisi l'alimentation végétarienne. Le mythe montre Dionysos attaché aux femmes et à leurs valeurs, s'opposant au mariage monogamique et patriarcal représenté par Héra, à l'exclusivité du rapport conjugal et à ses contraintes, mais ne s'opposant pas à l'union amoureuse basée sur la philia, ni à l'union sexuelle. Il divinise ainsi sa mère non mariée puis sa tante et première nourrice, valorisant l'idée d'une maternité élargie aux enfants naturels et aux enfants de la soeur.

Quant à elles, les nymphes sont sages-femmes, nourrices, éducatrices, devineresses et magiciennes, proches de la nature végétale et humide, impliquées dans l'accouchement, aidant à la délivrance, opposées à Héra pour qui l'accouchement est l'occasion de rendre terribles les souffrances des femmes. On peut rapprocher le dieu taureau et la déesse égéenne Potnia dans leur rapport avec la danse initiatique, et le mythe du Minotaure permet d'évoquer les danses féminines à l'intérieur du labyrinthe et toute la sagesse contenue dans le fil d'Ariane, cordon ombilical et nombril originel assurant le passage entre la vie et la mort, la mort et la vie. Le taureau étant dans l'utérus, l'acte sexuel est permanent dans le labyrinthe, et en sortir pouvant symboliser une naissance ou une renaissance, une venue à la lumière, symbolique initiatique que le fil d'Ariane rapproche d'un modèle féminin de la grossesse et de l'accouchement, points communs des mythes de la mort d'Ariane et de Sémélé, toutes deux immortalisées, indiquant par là une mort initiatique, accompagnée de considérations astrologiques : tous les aspects de la Physis se trouvent intégrés dans la mythologie dionysiaque, des astres à la divinité, les sources et les plantes, les animaux et les humains, la nature étant imprégnée de surnature.

Les mythes de résistance voient s'accentuer l'opposition entre valeurs vitales et valeurs contractuelles. La cité et les représentants suprêmes du pouvoir persécutent le dieu et ses bacchantes : il est ressenti comme une menace par le pouvoir politique, mais chaque attaque contre lui ou ses bacchantes entraîne la mort d'un enfant de sexe masculin, issu du mariage légitime, de lignée royale. Il détruit le but de l'institution du mariage avec Héra comme référence, et le pouvoir royal avec la cité comme référence, mettant en place un cadre éthique à respecter en dehors duquel la vie est impossible : celui du respect du féminin, raison pour laquelle le dieu exige plus la reconnaissance des femmes que des hommes. Le tissage est en analogie avec le mariage et éclaire l'union entre Héra et Athéna. Les Agrionies sont en rapport avec la dévaluation du rôle de l'épouse et la valorisation de la maternité. Le rituel ménadique montre une initiation accomplie à l'extérieur de la cité, ne niant pas la sexualité et passant par la danse extatique : on fait l'animal pour atteindre le divin, démontrant l'égale valeur ontologique de toute forme de vie à l'intérieur de la religion dionysiaque tout en refusant l'anthropocentrisme, réservant une place centrale au corps et à la sensibilité, par le biais d'une transe porteuse d'une éthique, transformant le corps mais aussi la façon de voir, les pratiques sexuelles étant possibles mais pas nécessaires, car la sexualité des bacchantes étant symbolique et entièrement orientée vers leur dieu.

Le second stade initiatique féminin marque la possibilité d'accomplir le sacrifice pour Dionysos. Le sparagmos est analogue à l'orgasme masculin, et la victime étant identifiée au dieu, c'est par conséquent l'orgasme du dieu lui-même, et l'omophagie est l'incorporation de son sang et de son sperme, afin de le faire renaître : on devient mère par sa force fécondante, on devient la propre mère du dieu, la première bacchante étant par ailleurs Sémélé, sous le nom de Thyoné, très proche d'Ariane, cette dernière étant à la fois compagne et mère du dieu dans le rite. Dionysos promet ainsi aux bacchantes une expérience au coeur de la vie, par la sacralité de la dimension maternelle, la transformation intérieure de l'initiation dionysiaque passant par la grossesse, confondant amour de soi et amour de l'autre, amour féminin parallèle à la folie divine, la mania dionysiaque, ce dont témoignent médecins et philosophes. Cette initiation passe donc nécessairement par l'accouchement et la danse ménadique du Dionysos libérateur (Lysios), par laquelle les bacchantes s'imprègnent des puissances animales qu'elles imitent, exerçant ainsi leur corps et leurs muscles pelviens, en vue d'un accouchement prochain. Les hymnes orphiques à Sémélé et Dionysos montrent le rapport entre les triétérides et l'accouchement, les fêtes d'Héroïs et de Charila répètent tous les neufs ans la mort de la jeune vierge méprisée et le retour de Sémélé ramenée de l'Hadès par Dionysos, le circuit initiatique des bacchantes transitant ainsi du statut de la jeune fille vierge à celui de la femme devenue mère du dieu.

La ceinture en peau de serpent symbolise le franchissement d'une étape supplémentaire sur le chemin initiatique des prêtresses dionysiaques, cet animal est médicinal, phallique, et divinatoire, et ces femmes semblent en rapport avec la conception, l'accouchement et le rôle nourricier, mais aussi avec la sorcellerie, la guérison et la prophétie. Les ménades ont elles aussi un rôle de sage-femme, de par le symbolisme de la belette dans les hymnes dionysiaques, puis on retient l'allaitement d'animaux sauvages, la sauvegarde des sources et des arbres fruitiers, qui expriment un contenu éthique de cette religion : la maternité des bacchantes n'est pas exclusive et s'étend aux animaux, aux sources et aux végétaux. Les femmes protègent et réactualisent les puissances vitales, éthique qui englobe tous les êtres vivants, toute la Nature, et ce qui est remarquable est que ce soit l'apanage des femmes, indiquant le rôle fondamental du féminin dans la sauvegarde de la vie. De même, les bacchantes ont des compétences médicales, fondée sur la connaissance des herbes et des incantations, mais aussi divinatoires, étant les probables ancêtres des prophétesses grecques, et de plus la philosophie s'empara d'éléments propres à la religion dionysiaque, comme Socrate qui s'inspire du corps maternel pour forger sa célèbre méthode : la maïeutique. Du rituel émanent les valeurs féminines, exprimées par la danse, atteignant son apogée dans un mysticisme du corps, qui accouche d'enfants et de paroles prophétique, la nature étant normative, à la base d'une éthique, seule susceptible d'embrasser tous les vivants sans exception, et l'originalité de cette religion est que c'est aux femmes que le rôle de défendre cette éthique est assigné.

Les liens entre les rituels ménadiques et le théâtre sont probables, ce qui est illustré entre autres par la valorisation du rôle de la mère et la tension autour du mariage contractuel, et l'opposition essentielle entre le droit naturel défendu par les femmes et le droit positif garanti par les dieux olympiens. Le Prométhée enchaîné d'Eschyle oppose le nouveau pouvoir arbitraire et violent de Zeus à l'ancienne connaissance héritée en lignée matrilinéaire de la prophétie de Prométhée. Les Océanides proches des nymphes n'abandonnent pas le titan et compatissent à ses souffrances, la prophétie prévoyant que seul un descendant d'Io pourra renverser Zeus et délivrer Prométhée, très probablement Dionysos : le pouvoir arbitraire de Zeus est passager et Dionysos viendra, s'appuyant sur le droit naturel, sur les valeurs du sang et de la maternité, puis le renversera. L'Antigone de Sophocle montre une justice fondée sur les liens du sang et de la matrice opposée à la justice olympienne représentée par Zeus, la folie de la bacchante Antigone est juste mais la raison du roi Créon est une démesure (hybris) : la fille choisit la justice des dieux souterrains, reposant sur des lois non écrites, alors que Créon choisit celle reposant sur les lois écrites, associée par Tirésias à la justice olympienne violente et illégitime. Une fois encore sont opposés droit naturel et droit positif.

Dans l'Orestie d'Eschyle, la brutale justice d'Agamemnon cautionnée par Zeus s'exerce au nom de la cité, le roi sacrifie sa fille même si par son geste il transgresse toutes les normes du sacrifice grec, et contre cette justice se dresse celle de Clytemnestre, exercée au nom de la maternité. Dans Les Choéphores, Oreste vient venger son père en tuant sa mère sous les conseils d'Apollon, là où la légitimité d'Oreste et d'Electre s'oppose à l'union adultère entre Egisthe et Clytemnestre : les Atrides voulant recouvrer leurs biens et surtout rétablir la chasteté dans leur maison. Zeus, Apollon et hermès sont directement intéressés par le succès d'Oreste car ce fils du père osera passer outre la loi du sang et du ventre : les dieux olympiens sont ainsi responsables d'une survalorisation du mariage et d'une dévaluation du rôle de la femme dans la maternité. Dans Les Euménides, Athéna cautionne les propos d'Apollon selon laquelle assassiner l'époux est plus grave que le matricide, puisque c'est l'homme qui enfante selon lui, la mère n'étant qu'une étrangère qui sauvegarde la jeune pousse : le droit nouveau sort alors gagnant contre le droit ancien, représenté par les Erinyes et dominé par le respect de la consanguinité. Les enfants qui se réclament du père (Athéna, Oreste, Electre) et ceux qui se réclament de la mère (Dionysos, Antigone, Clytemnestre) dessinent deux conceptions différentes de la maternité et du mariage, deux modes distincts de transmission du pouvoir, l'un en lignée patrilinéaire qui reconnaît le mariage légitime et contractuel comme loi suprême, et l'autre en lignée matrilinéaire qui fonde le droit sur le sang et la maternité : ce qui confirme les données dégagées par le mythe dionysiaque et le rituel ménadique.

Le mariage classique a pour but une distinction nette entre enfants légitimes et bâtards, et servait les besoins de la cité : mais dans la tragédie le mariage est associé à la mort, une mort décrite comme une violence fait à l'encontre de la nature. Les jeunes femmes sont identifiées à des animaux sauvages, génisses des montagnes, agneaux ou pouliches, rapprochant la fonction du mariage d'une domestication : ces femmes sont conscientes des enjeux économiques du mariage et rejettent le fait de ne pas pouvoir choisir leurs époux. Le discours tragiques attribue aux femmes une sexualité exubérante, excessive, sauvage, qui doit être domptée par le mariage, et on a souligné l'analogie entre l'omophagie et une sexualité orientée par le désir de maternité.

Les Suppliantes d'Eschyle mettent en scène les Danaïdes qui refusent un mariage non consenti, qui les asservirait à leur mari, union conjugale ressentie comme un atteinte au droit traditionnel (thémis), non écrit, droit naturel opposé au droit positif : elles semblent légitimer ce refus du fait de leur filiation par la mère, et sont comparées par le roi d'Argos aux Amazones carnassières alors qu'il assimile omophagie, sexualité sauvage et refus du mariage. La valeur qu'elles attribuent à leur maternité s'exprime aussi par leur refus de mettre au monde des enfants de sexe masculin, issus d'une race d'hommes brutaux, comme les Egyptiades, tandis que dans la cité d'Argos donc Héra est la déesse protectrice, les Danaïdes obtiennent le droit, fondé sur la thémis, de refus du mariage, par le vote unanime d'hommes qui apprécient le suc de la vigne. On retrouve ici l'opposition mythique et rituelle entre Dionysos et Héra.

Dans Les Bacchantes d'Euripide, Dionysos avertit la cité du danger que constitue un pouvoir tyrannique et misogyne, prétendant posséder et maîtriser les femmes, alors que le roi Penthée accepte d'aller sur le mont Cithéron espionner les bacchantes, personne ne le reconnaît, pas même sa propre mère Agavé, qui contrainte à la mania par le dieu démembre son propre fils, par là même déchirement symbolique de la cité, et triomphe de Dionysos : le pouvoir politique tyrannique et misogyne s'effondre pour laisser place au pouvoir divin de Dionysos, avertissant la cité qu'il faut respecter les femmes et l'élément d'altérité existant en tout groupe, sous peine de voir la cité s'écrouler, et c'est seulement dans ce cadre dépassant la politique que la vie pourra prospérer, ce qui illustre du même coup l'éthique de la religion dionysiaque.

Le discours des femmes tragiques rapproche la maternité et la mania, conférant à l'accouchement un pouvoir affectif étrangement fort, tout en l'associant au délire prophétique. La transe met l'accent sur la faculté irrationnelle en tant que sagesse, et dans l'optique dionysiaque la possibilité du mal semble se concentrer sur la seule Raison, dont la prétention exacerbée nommée hybris par les Grecs et dénoncée sans relâche par la tragédie, constitue un danger individuel et collectif. La démesure des ménades diffère de l'hybris car la première participe d'une sagesse, celle de l'amour de l'autre en soi, comparable à la grossesse, et sans laquelle la vie serait impossible, alors que la seconde n'est qu'arrogance d'une raison qui ne se voit pas de limites. Le mysticisme physique participe ainsi, à travers l'omophagie et la transe, d'une compréhension de la circularité entre la vie et la mort, d'une véritable philosophie de la métamorphose.

Les pères voient en l'enfant une valeur économique et les hommes tragiques souhaitent se passer des femmes pour enfanter, désir des hommes d'avoir un utérus, dévoilant leur ambiguïté de sentiment face aux femmes, alors que pour les femmes tragiques la maternité est vécue comme une transformation radicale, comparable avec la conversion initiatique, nous montrant que dans la tragédie aussi la maternité conserve sa puissance spirituelle de transformation du regard : l'enfant est l'oeil avec lequel on voit désormais la vie.

Dans les deux comédies d'Aristophane, les femmes sont conscientes du lien étroit entre pouvoir politique et domination économique, c'est à partir de leur rôle de mère qu'elles orientent leur pensée politique : pacifiste, féministe, communautaire, voire communiste avant l'heure. Certains éléments tendent à confirmer les liens entre Agrionies et théâtre et à légitimer l'origine proprement ménadique des genres dramatiques. Le message dionysiaque transparaît de façon homogène à tous les niveaux, du mythe au rituel en passant par la tragédie : les femmes sont porteuses de valeurs vitales, la légitimité des enfants est considérée comme une restriction au niveau de la maternité dionysiaque, le mariage est associé à la violence contre la nature, la mania, qui se confond avec la grossesse et avec les douleurs de l'accouchement, est aussi mère de la prophétie.

Clara Acker : "Dionysos offre ainsi aux femmes une initiation qui se présente comme une mystique du corps, sur laquelle viennent s'enraciner une éthique largement ouverte sur la vie, un droit naturel et une politique résolument actuels." L'auteure veut rendre clair le fait que la maternité envisagée par les bacchantes devrait embrasser toutes les formes de vie, et allait bien plus loin que ce dont la cité avait besoin : "la religion dionysiaque, loin de mieux intégrer chacun dans la Cité, était en fait bien plus fondatrice d'un contre-pouvoir, qui de plus se voulait universel."

Le message dionysiaque s'adresse à tous, mais il doit être garanti en particulier par les femmes : cette mystique dionysiaque est indissociable du corps, de la danse et de la maternité, elle est à l'origine d'une éthique de vie, du respect de la vie sous toutes ses formes, qui se traduit par une tentative d'approcher le vivant en s'assimilant à lui, en jouant à faire comme lui, à travers la danse ou l'allaitement des animaux sauvages, la protection des arbres et des sources. Et cette mystique du corps se prolonge dans le théâtre où Dionysos délivre sa conception du droit et de la politique, qui prend source dans la Physis et garantit, par la menace mortelle qu'il fait peser sur les pouvoirs tyranniques et misogynes, la libre circulation des femmes ou des hommes ou le droit de chacun à disposer librement de son corps. Ce doit paraît lié à une conception de transmission de pouvoir matrilinéaire, dans laquelle l'importance du sang maternel est évidente : son message politique, planétaire, est une exigence de paix et de partage des biens, dans un monde qui se doit d'être accueillant à tous. L'auteure nous rappelle l'urgente actualité du message dionysiaque dans notre ère de profit et de misère, d'écologie et de pollution, de guerre et de fléaux.

Et laissons Clara Acker conclure enfin : "Aujourd'hui encore souffle l'Esprit dionysiaque, bien que dans un monde transformé par la technique et soumis à la valeur de l'argent. Nous retrouvons Dionysos dans le carnaval, cette fête païenne qui dure trois jours e qui paralyse entièrement l'activité productive d'un pays comme le Brésil ! Pendant cette réjouissance commune, Dionysos est dans la ville, tout est possible, tout est permis, notamment sexuellement. Les identités se perdent, le sentiment de communion est créé par le rythme, par la danse, et l'euphorie gagne le corps jusqu'à ébranler l'esprit. Dionysos vit !"

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