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V

LETTRE OUVERTE POUR JACKIE

29 Juin 2016, 18:40pm

Publié par Pierre Kerroch

Chère Jackie,

Je suis heureux que tu aies fini par apparaître de cette façon sur le Web (la toile) ou, comme on dit aussi, sur le Net (le filet). Ne sommes-nous pas pris, chère amie, dans les filets de la toile, à une époque où l'art est nié?

J'ose croire que non, car tu es surtout là pour semer des graines de Jovialisme, et diffuser la pensée d'André. Et, à défaut de pouvoir t'entrelacer, j'aurais aimé t'entretenir de quelque chose.

Nous nous sommes fréquentés plusieurs mois à Montréal, et maintenant que nous parlons du moins virtuellement, mais à distance, je voulais te donner quelques précisions sur ma "philosophie".

Je vais résumer succinctement celle-ci.

Je pense que tout est créativité. Beaucoup de gens cherchent diverses choses : la connaissance, l'amour, le bonheur, l'argent, etc. Pourquoi ne trouvent-ils jamais? Ou alors, pourquoi, lorsqu'ils trouvent, ils le perdent aussi vite?

C'est parce qu'ils sont une partie de l'univers, ou, du moins, l'univers est en eux. Or, l'univers ne cherche ni la connaissance, ni l'amour, ni le bonheur, ni l'argent. Que cherche-t-il alors? Qu'est-ce que toute parcelle du cosmos, et le cosmos lui-même, cherchent?

Que l'on regarde dans les neurones humains, dans les minéraux, les végétaux, les animaux, dans chaque cellule, chaque atome ou molécule, chaque étoile ou astre, on ne peut que finir par prendre conscience que l'univers cherche la créativité.

L'univers, une créativité qui tend vers toujours plus de créativité. C'est la créativité universelle : voilà ce que je cherche.

Et pourtant, que je la cherche ou pas, je l'ai déjà trouvée, comme chacun et chaque chose, car j'en suis une expression, et l'univers tel que je le perçois est une expression de moi. Il suffit que je me concentre sur la sensation de mon corps interne, ou sur n'importe quelle perception, et je suis submergé par l'évidence : tout est surabondance, prodigalité, exubérance - jusqu'à l'absurde même, et dans l'absolu.

Tout n'est qu'un moyen pour que cette créativité s'exprime. L'amour, la guerre, l'amitié, l'inimitié, la bonté, la cruauté, prend tout ce que tu voudras : ce n'est qu'un moyen pour l'expansion de cette créativité.

Après ça, tout est blabla, tout est simple commentaire, futile, sec, spectral.

Mais il m'a semblé à plusieurs reprises, et il me semble de plus en plus, que cette créativité s'exprime le plus souvent à travers ce qu'on peut appeler l'intensification des contradictions : plus il y aura d'amour plus y aura de guerre, plus il y aura de médecine, plus il y aura de maladies, plus il y aura de bonté, plus il y aura de cruauté, plus il y aura de bonheurs plus il y aura de malheurs, etc.

Prends n'importe quelle série d'opposés, ils iront en s'intensifiant. Normal, les opposés ne sont que des degrés qu'on perçoit, les variations d'un seul et même éventail. C'est une vision qui est d'abord tragique, avant d'être optimiste ou pessimiste.

Que l'on nie cette créativité, qu'on nie son existence, c'est un moyen pour elle de s'affirmer, en créant une situation singulière. Elle est toute-puissante, et le fait même que j'en parle, est une façon qu'elle a de s'affirmer. Elle ne peut que s'affirmer.

Est-ce une métaphysique d'artiste, que je t'énonce là? Quoi de plus normal pour un artiste du chaos comme moi, que d'affirmer que tout est créativité? Quoi de plus jouissif, aussi?

N'oublions pas que si je dis, par ailleurs, que tout est chaos, je le prends dans le sens étymologique : chaos veut dire béance, faille, ouverture. Alors rien n'est fixé, et tout est possible.

Car je peux dire aujourd'hui que j'ai la réponse à toutes mes questions, je ne me pose plus de questions, je n'ai plus qu'à créer. Nos croyances influencent la gamme et l'horizon de nos expériences. Je n'ai plus de croyances, en tout cas en profondeur. Je préfère la croissance à la croyance. Toute valeur n'est qu'un moyen, souvent temporaire, pour mon expansion.

Je n'ai qu'à créer pour me sentir participant à cette créativité universelle. Or, toute perception est une création, alors il me suffit de percevoir une partie, pour y sentir la présence du tout.

Et que dit André, d'ailleurs, sur le sujet? - "La seule vraie liberté est dans la créativité, car elle est une production de l'être." (Traité de Globalindividuation, page 297) Bien que pour moi elle soit une production d'elle-même, même si à chaque fois qu'André parle d'Être, je comprends la "créativité" telle que je la sens.

J'aurais pu développer toutes les conséquences de cette vision de la créativité. Mais ça prendra un livre, qui viendra. Par exemple, la vérité aurait plusieurs critères : est vrai ce qui est nouveau, ce qui ne s'est jamais produit et ne se reproduira jamais. Tout ce qui est répété, d'une façon ou d'une autre, est faux.

Bien-sûr, je te traduis ça en termes conceptuels. C'est maintenant rare, car bientôt j'abandonnerai toute pensée. Mon prochain livre, Le Festin Millénaire, sera à la fois un récapitulatif, un programme, et un adieu ouvert.

Quelles ont été, selon moi, les expressions les plus intenses de cette créativité, à travers l'histoire humaine? De Diogène de Sinope à André Moreau, en passant par Alexandre le Grand, Hildegarde de Bingen, Arthur Rimbaud, Friedrich Nietzsche, ou Luis Ansa.

Comme cela a déjà commencé, j'irai bientôt me dissoudre dans une mystique de l'étrange, à travers la gnose du clown et la cinémagie. La musique nouvelle sera ma nouvelle essence - une énergie renouvelable, pour surfer avec l'époque.

En attendant, il suffit de sentir notre propre corps ou bien notre environnement, qui est l'extension de notre propre corps, de façon ultra-concrète. Sentir l'afflux sanguin, la digestion, les acouphènes ou les phosphènes, les tactophènes comme je dis, et l'évidence éclate : le corps est déjà heureux, déjà en extase, on n'a pas à chercher le bonheur.

Bien sûr, nous pouvons maintenant ramener tous les concepts récupérés par les intellectuels, nous pouvons tout ramener à la sensation, et une bonne fois pour toutes, nous pouvons revenir au corps. La liberté n'est pas un concept, mais une sensation qu'on a dans la poitrine quand le printemps arrive, dans les jambes quand l'école est finie, dans les hanches quand nous dansons, dans les bras quand nous nageons pour la première fois, etc. L'amour, dieu, la vérité, l'existence, la joie, le bonheur, etc, tout concept devrait être ramené à la sensation.

Plus loin encore, une maladie est extrêmement heureuse d'arriver, triomphante, dans mon corps. Ce qu'on considère comme le mal, ou la maladie, ne se sent pas comme un mal ou une maladie. Il se sent, par contre, extrêmement bien. Quand je sens mon mal ou ma maladie, je les sens extrêmement épanouis, jouissant de la puissance, de leur propre intensification.

Accepter l'étranger et y reconnaître nous-même, y sentir la même créativité qui nous anime, voilà par exemple, ce à quoi mène cette perception dionysiaque du cosmos. Il me semble que l'univers soit dans l'état, comme macrocosme, de ce qu'est le Jardin des Délices de Jérôme Bosch, comme microcosme. Un orgasme perpétuel, sans aucun doute.

Je crois que nous y sommes tous entrelacés, comme des serpents, et je salue les Celtes, mes ancêtres, qui semblaient avoir perçu les choses de cette manière-là.

Alors, je suis content d'être entrelacé avec toi, et, en espérant être maintenant un peu plus clair quant à ma perception générale du monde, je t'embrasse, malgré toutes ces distances - qui nous relient.

Amicalement,

Pierre Kerroc'h

Rennes, Bretagne, France

29 juin 2016.

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