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V

ESQUISSE D'UNE INTERPRÉTATION — ELIOTT NAGUAL

19 Novembre 2014, 02:30am

Publié par Pierre Kerroch

Je vais faire une interprétation d’un court métrage dont le titre est Eliott Nagual, réalisé par Simon Maignan, un ami que j’ai connu à l’école de cinéma. Ce film est une vraie réussite technique et a beaucoup plu au jury et aux spectateurs. Il fait aujourd’hui le tour des festivals. N’étant pas bon critique, je montrerai seulement dans cet article que l’inconscient d’un réalisateur se projette sur le scénario et les plans qu’il va faire. En fait, pour moi, la qualité d’une oeuvre d’art tient au fait que l’artiste a projeté sa profondeur dessus. La caractéristique de la profondeur c’est qu’elle nous dépasse. Je vais montrer que, même sans le savoir parfois, le réalisateur a projeté les contenus d’un inconscient qui dépasse sa simple personnalité, il a projeté quelque chose d’universel. Ça se remarque dans le titre : un Nagual, en Toltèque, ça désigne un shaman. Mais je vais montrer aussi que l’inconscient projette des symboles et fait des jeux de mots. Par exemple, en faisant des anagrammes (lettres renversées) et des palindromes (mot lu à l’envers), c’est ce qu’on appelle en alchimie la langue des oiseaux (jeux de mots sonores et écrits). Prenons simplement le nom du héros, ELIOTT, son anagramme donne ETTOIL (étoile), et son palindrome donne TTOILE (toile). L’étoile est un symbole énorme, entre suivre son étoile (son destin) et être une lumière dans l’obscurité (éclairer les autres), ou bien le lien entre les dieux et les humains (entre l’inconnu et le connu, l’inaccessible et le quotidien), etc. Puis la toile peut tout aussi bien désigner la toile d’araignée, autrement dit un réseau complexe dans lequel on naît et on est, et qui peut très vite devenir un piège : mais ici c’est plutôt la toile qu’est le Web, l’Inter-net (filet), surfer sur la toile : or le héros, Éliott Nagual, est un hacker à la Wikileaks, qui dévoile des secrets militaires et gouvernementaux. Mais la toile pourrait très bien se comprendre dans son sens pictural, ce qui renvoie à toutes ces peintures, ces toiles qu’on voit dans le film durant les interviews du héros, au long de plans lents et contemplatifs. Enfin, ELIOTT, la toile ou l’étoile donnent « Le Toi » en anagramme : on a là dans un simple nom la problématique du héros, et du film. « Le Toi » et « Le Moi » sont souvent considérés comme opposés. Et sans avoir encore vu le film, on peut déjà décrire le héros par son nom : Eliott Nagual, quelqu’un qui va suivre son destin (étoile) mais va se faire piéger dans ce réseau (toile) en étant divisé entre l’égoïsme et l’altruisme (Le Toi). Bien sûr, on peut rajouter que ça aura un lien avec internet (toile du Web), et la peinture (toile picturale). Enfin, comme le Nagual est un shaman, un être de connaissance qui va chercher les failles dans un système (un corps malade par exemple), et tenter de le régénérer en ré-équilibrant les bonnes et les mauvaises informations, je serais tenté de voir ce film comme le déclin d’un shaman. D’autre part, je sais que les shamans interrogés sur ce sujet se considèrent comme des hackers de la nature (de l’inconscient, dirions-nous).


Je commence à visionner le film. Le film est un ouroboros, un serpent qui se mord la queue. Le premier plan est le dernier plan. C’est la structure classique de tout récit initiatique, s’il y a un changement positif. Or ici le héros est enterré dans les deux cas, c’est pour ça que le film représente (apparemment) un échec, mais dans tous les cas un déclin. Je vais écrire au fur et à mesure que je regarde. Je vais seulement énumérer certaines choses, sinon je pourrais y rester des jours et des nuits. Le film commence par des aboiements de chiens. On sait dans la symbolique occidentale que le chien est une image de dieu parce que DOG en palindrome (mot lu à l’envers) donne GOD : ce n’est donc pas étonnant qu’un film s’ouvre sur des aboiements de chiens, c’est DOG qui ouvre le film. On écoute alors un monologue où un mec parle de l’accouchement d’un chat (sous des aboiements de chiens). Un film où un Nagual est un héros allait forcément avoir un bestiaire aussi multiple. Mais le film commence sur une mise à mort, et on parle de naissance. On a là une des philosophies des shamans qui dit que tout ce qui meurt naît à une autre vie dans le monde spirituel, et que les animaux sont les guides vers ces mondes nouveaux. L’homme qui monologue raconte que sa fille dessine un chaton et qu’il lui en sort un à ce moment là, c’est une autre philosophie des shamans qui dit que représenter une chose la fait vraiment apparaître : par exemple les sorciers vaudous brûlent une photo ou une piquent une poupée représentant une personne visée, et croient que ça l’affecte vraiment. Ça va dans le sens du film qui nous pousse à voir au-delà des simples apparences.


Tout ce que je vais dire là n’est pas de la paranoïa ou de simples délires d’interprétation : de nombreux psychologues et analystes (C. G. Jung et M. L. Von Franz, ou aujourd’hui C. Delacotte et M. C. Dolghin, etc) ont fait des travaux similaires. Un artiste projette bien plus que sa simple personnalité, il projette aussi des « universaux », provenant de l’inconscient de l’espèce humaine que chacun de nous porte en soi. Bref. Pourquoi le film commence par trois couleurs? Le blanc (camionnette), le noir (voiture) et le rouge (phares)? Parce que ce sont, dans l’ordre, les 3 couleurs du grand oeuvre alchimique : la nigredo (l’oeuvre au noir), l’albedo (l’oeuvre au blanc), et la rubedo (l’oeuvre au rouge). Ça veut tout simplement dire que tout le schéma de l’histoire est contenu dans la première image. On sait déjà que ça va être une quête initiatique. Un des symboles de la première étape du travail alchimique, de la nigredo (oeuvre au noir), est l’enterrement. Seulement, la dernière étape devrait être la rubedo (oeuvre au rouge), c’est-à-dire une illumination. Or le film termine aussi par l’oeuvre au noir. C’est un échec (apparent) pour le héros.


Dans le second plan, pourquoi la planète terre qu’on voit est plongée dans la nuit? Je ne suis pas là pour dire que c’est parce que le monde est dans l’obscurité et que le Nagual vient l’éclairer par des informations auxquelles il n’a pas accès : sinon je pourrais parler des heures et des heures. Je suis plutôt là pour dire que ça fait référence au soleil noir alchimique, cette étoile (Eliott), cet astre malade qu’on va devoir purifier. Évidemment, sa forme rappelle la pupille, car c’est bien la vision qu’on doit purifier, et de même qu’un oeil comme une planète sont séparés en deux hémisphères (un dans la nuit, un dans le jour), ici le Nagual va purifier leur regard. Vu que je vois beaucoup de détails, je vais en écarter et aller à l’essentiel. Il est normal pour un Nagual, un shaman, d’avoir un oiseau comme symbole (en origami je crois), qui élève du royaume terrestre (information bloquée) au royaume céleste (information pure). L’oiseau chamanique est entre autres celui qui transporte d’un monde d’information bloquée à un monde d’information pure, ça colle très bien avec le film. L’oiseau alchimique, il y en a 3 principaux, pour les 3 étapes de l’oeuvre : le noir c’est le corbeau, le blanc c’est le cygne (ou colombe), le rouge c’est le phénix. Le corbeau est la putréfaction, le cygne ( ou colombe) est la purification, le phénix est la renaissance : or l’oiseau du film n’a pas de rouge, il est seulement noir et blanc, ce qui signifie que la purification de l’information, dans ce film, n’aboutira pas — au lieu d’une renaissance, on ne nous montre qu’une mort. L’oiseau alchimique est en général l’esprit (subtil, volatil) qui s’élève de la matière (épais, fixe). Le nom de « Métasources » est bien trouvé, parce que méta veut dire « au-delà » (c’est donc bien le monde céleste de l’oiseau, pure information) mais aussi évoque le « But » et ici le but est la source. D’ailleurs les shamans disent qu’ils ne sont pas des sorciers (jeteurs de sorts) mais des sourciers (chercheurs de sources).


Dans le troisième plan c’est normal qu’un écran se déplie au-dessus du Nagual parce que l’écran renvoie, avec la langue des oiseaux, en faisant l’anagramme, au nacre (intérieur de la coquille d’un mollusque symbolisant la connaissance cachée) et au crâne (dont l’oeil, la vision, on l’a vu, doit être purifiée). Rassure-toi, je vais pas faire plan par plan, je vais mettre de côté certaines choses. Il y a une première représentation picturale que je ne connais pas. C’est évidemment une image religieuse, un vitrail apparemment, avec un homme auréolé entre deux piliers, sous lui se trouve un personnage auréolé de quatre pétales lumineux qui fait un signe de bénédiction (peut-être), une fleur est calée derrière son dos. Il y aurait trop à dire, mais disons que ça vient souligner la dimension religieuse du film, au sens étymologique : religare c’est relier, et relegere c’est avoir de l’attention, encore le shaman qui relie au monde céleste pour ouvrir la conscience. Si on continue avec une méthode d’interprétation alchimique, on peut aller très loin. Je donne un exemple : le chiffres non plus ne sont pas là par hasard. On sait que le tarot décrit par des symboles l’inconscient profond. Le héros a 25 ans, a commencé son site à 21 ans. Dans le tarot, 21 est la réalisation d’un projet qui nous tient à coeur. Et 25 fait référence à la papesse (II) et au pape (V), les deux figures religieuses complémentaires du tarot, qui se tournent le dos. 25 (somme théosophique : 2+5=7) fait aussi référence au chariot (VII), qui symbolise l’action dans le monde. Je traduis : le héros veut réaliser un projet qui lui tient à coeur, mais il a du pour ça séparer le féminin du masculin, qui se tournent le dos, afin de pouvoir agir dans le monde.


Et qu’est-ce qu’on retrouve après? Le Nagual est assis en lotus (bouddha!) et lit un livre. Son avocat, dont je n’ai pas perçu le nom, lui parle d’une fille. En alchimie, l’âme (anima) est une figure féminine et l’esprit (animus) une figure masculine, parfois ils s’opposent, parfois ils se complètent, exactement comme le yin et le yang du Tao. Si le Nagual est le masculin, l’esprit, il est presque forcé que sa partie féminine s’appelle Emma, nom dont le palindrome (mot lu à l’envers) est ammE (âme). Il est encore plus intéressant d’apprendre que Emma, l’âme, s’en va à Rome, symbole de l’amour : car ROMA lu à l’envers donne AMOR. En alchimie, le féminin va pacifier le masculin, parce qu’on considère que le féminin est généralement et naturellement porté vers la sagesse (quelle leçon, messieurs!) tandis que le masculin est tumultueux, volcanique. Ici, la phrase qui se répète est « Elle aime bien Rome. » Elle aime bien l’amour, en d’autres termes. Quand il y a Rome dans un film qui suscite autant d'interprétations, c'est un signe de l'inconscient. Si Roma symbolise l'Amor, il faut l'entend "la mort", "l'âme-or", ou "l'âme hors". Traduction : son âme (Emma) s'en va (l'âme-hors) avec la vraie connaissance qui est la lumière (l'âme-or) et le Nagual est con-damné (la mort). Comme Faust il a cru que la connaissance était séparable de l'amour. Or dans l'alchimie c'est une seule et même chose. Je ne vais pas m’attarder sur une description purement alchimique de certains détails : comme l’avocat qui part dans l’ombre et qui dit qu’il va s’occuper des vols de sacs à main et faire un peu de jardinage. On sait que le vol de sac à main fait référence au Hermès-Mercure et le jardinage est une métaphore du travail de l’alchimiste, etc. Je vais plutôt m’orienter vers des interprétations plus glamour. En tout cas belle table couleur orange, celle du soufre alchimique (esprit, animus) mais aussi des initiés (j’évite ce genre de détail notamment). J’éviterai aussi toutes les analyses de plans, de choix de cadres (par exemple Eliott est dans une salle où les grandes fenêtres nocturnes sont comme les barreaux d’une prison : il est déjà condamné, etc, etc).


Dans le tableau suivant je dirais qu’on a un christ flagellé, ou mis en croix, ce qui identifie le héros au christ (celui qui souffre), c’est-à-dire un symbole du sacrifice de soi, et celui qui annonce la venue du royaume céleste, le royaume de la pure information (le christ fait référence au cristos, au cristal, celui qui laisse passer la lumière sans résistance et sait la transmettre). Puis, je saute une scène, on a un tableau d’Edward Munch, qui annonce à mon avis la scène entre le Nagual et Emma, entre l’esprit et l’âme. Dans ce tableau, la femme est faite de lumière, l’homme est sombre et porte la main à son coeur. C’est la douleur du Nagual qui regarde partir son âme. Les deux doigts bandés du Nagual sont ceux qui servent à bénir chez les religieux, c’est-à-dire à transmettre le divin, la pure infirmation. C’est un symbole : on lui a enlevé son pouvoir. Après cette séquence entre Nagual et Emma, il y a une interview avec des strates, des couches de blanc et de noir, pas en ascension mais en descente. Ça peut symboliser le véritable début d’une descente aux enfers, ou dans les mondes souterrains, en tout cas loin du royaume céleste de l’oiseau-shaman, la pure information va être étouffée.


Il faut bien faire attention aux métaphores volontaires dans ce genre de films, ici c’est une métaphore de la lumière : « On revient toujours là où on a brillé quand la lumière s’éteint. » Ce sont des indices précieux. Si le symbole de la lumière est utilisé, c’est qu’il y a un rapport avec l’accès à la connaissance, et au combat entre l’étouffement et l’élévation de la conscience. Et ici qui arrive? Le grand méchant du film apparemment, qui est malgré tout pris de compassion pour le Nagual. Il raconte que sa soeur a tué Dog, elle a tué God, elle a tué Dieu en d’autres termes. Ça rappelle ce que Nietzsche, le poète-philosophe allemand, appelait la mort de dieu et la montée du nihilisme. Les nihilistes sont ceux qui ne sont plus capables de parvenir à la pure information et se cachent dans les illusions. Ici on a l’incarnation des forces répressives que combat le Nagual.


Même s’il y a là un plan vraiment très réussi, je ne vais parler que des symboles de ce plan : le miroir et la fenêtre. Le miroir est (entre autres évidemment) le symbole de l’ego, de celui qui est limité à sa propre image. La fenêtre est le symbole de celui qui dépasse les apparences et s’ouvre à l’autre. Le Nagual n’a pas réussi à résoudre sa contradiction qui est d’atteindre à la fois la connaissance ET l’amour (pourtant ça lui tenait Hacker, hou-hou-hou). En cela, c’est un Faust contemporain, un Prométhée informatique, un Christ numérique. Une dernière chose aussi, c’est que le film s’ouvre sur des chiens, donc sur Dog, sur God, sur Dieu. Et ceci est complété par le fait qu’on termine par le flux autoroutier, qu’on dit Flow et dont l’anagramme est Wolf, le loup. Ce qui est étrange c’est que normalement je retrouve cette signification du Dog (animal domestiqué) et du Wolf (animal sauvage) dans l’imaginaire américain, et beaucoup moins dans l’inconscient européen. Alors qu’on doit normalement passer du loup au chien, du flow sauvage au dieu de lumière, ici on commence avec dog-god et on termine avec wolf-flow, ce qui renforce l’idée que c’est un déclin. Évidemment je n’ai pas pu tout dire, ça sera le travail d’autres personnes, parce que j’aime ce film et il peut faire couler beaucoup d’encre. Je n’ai pas parlé de la musique, ou encore des plans, du choix des cadres, des décors, des mouvements de personnages ou de caméra, ni même de l’éclairage. Il y a trop de choses à dire et d’autres le feraient beaucoup mieux que moi. Non, j’étais simplement là — pour parler des choses bizarres.

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C
https://www.youtube.com/watch?v=KJ59q4KW42Q
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